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Rectifications et précisions sur la maçonnerie britannique mixte…et sur « Emulation »

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A propos de la note que j’ai publiée ici, au sujet du Masonic Christmas Gift Pack, mon ami Julian Rees, maçon et auteur bien connu et respecté en Angleterre, que j’ai du reste cité dans ce même post, me prie de rectifier ce qu’il considère comme des erreurs factuelles. Je le fais bien volontiers, d’une part parce qu’il a en partie raison, ensuite parce que cela me permet de préciser certains points.

 

1. Julian me fait observer que la proposition de « cadeau de Noël maçonnique » pouvant conduire son heureux bénéficiaire à adhérer à la Fédération britannique du Droit Humain, date de l’automne 2012 – et non 2013 – et que, du reste, elle n’a pas été réitérée après le Noël 2013.

Je ne le conteste absolument pas, mais outre que mon propos n’était pas de relayer un événement d’actualité, il reste que cette information était bien réelle et que je ne l'ai pas inventée ! Elle avait d’ailleurs été reprise dans la presse anglaise  en son temps.

Je voulais simplement montrer que la franc-maçonnerie anglaise peut, elle aussi, recourir à des techniques de recrutement de ses membres qui peuvent paraitre étranges, même à des français. Après l’étonnante communication sur son image dans laquelle semble s’être engagée la Grande Loge Unie d’Angleterre, il fallait pointer que la « crise  de recrutement » atteint aussi toute la franc-maçonnerie en Grande-Bretagne, y compris dans des Obédiences marginales comme le Droit Humain anglais – qui compte une douzaine de loges et quelques petites centaines de membres. Cela n'avait évidemment aucune intention désagréable, en particulier à l'égard du Droit Humain que je respecte et où je compte de nombreux amis – en France et en Angleterre.

 

2. Julian m’indique également que désormais la dénomination de la Fédération britannique n’est plus « British Federation of the International Order of Co-Freemasonry, Le Droit Humain », mais « British Federation of the International Order of Freemasonry for Men and Women, Le Droit Humain », et il a tout à fait raison. Je dois dire que l’illustration que j’ai publiée était obsolète car le moteur de recherche Google, quand on appelait « Droit Humain British Federation », proposait en premier lieu cette version ancienne. Dont acte.

 

En tete DH britannique.jpg

 

 Une des premières images proposées par Google.fr

quand on tape "Droit Humain British Federation" en 2014

 

Il n’en demeure pas moins que si, dans le site actuel, en 2013, à l'adresse http://www.freemasonryformenandwomen.co.uk/le titre de l’Obédience a bien changé, dans une autre version toujours en ligne à l'adresse http://www.droit-humain.org/uk/ qui semble dater de 2005, le nom avait déjà changé mais le sceau qui l’accompagne porte toujours la mention « Co-Freemasonry », comme on peut facilement le voir ci-dessous, et que cette expression est reprise en plusieurs endroits dans les différentes sections du site que j’ai lu dans son intégralité. Il est donc partiellement inexact de dire que le terme « Co-Masonry » n’est plus en usage dans le Droit Humain britannique.

 

 

Sceau DH britannique.jpg

 

Sceau figurant sur le site 2005 (toujours en ligne)

Le nom de la Fédération avait déjà changé...

 

En somme, le changement opéré serait équivalent à ce qui se passerait si le Droit Humain français, au lieu de se dire « Fédération française de l’Ordre maçonnique mixte international,  Le Droit Humain », comme il l’a toujours fait jusqu’à ce jour dans ses documents officiels, décidait de se nommer désormais « Fédération française de l’Ordre maçonnique international pour les hommes et les femmes, Le Droit Humain »…

La question intéressante, à laquelle je n’ai pour l’instant aucune réponse certaine, est de savoir pourquoi on a procédé à ce changement. Le terme « Co-Masonry » a-t-il dû paraître obscur à nombre de profanes en Grande-Bretagne ? Mais d’où vient au juste ce néologisme anglais, apparemment problématique de nos jours, et si difficilement  traduisible en français ?

C’est à Annie Besant, fondatrice du Droit Humain anglais et qui a présidé aux destinées de sa Fédération britannique jusqu’à sa mort en 1933, que nous pouvons le demander. En 1927 lors d’une commémoration par la Fédération britannique de la fondation du Droit Humain, elle s’en est en effet expliquée :

 

« En formant [en Angleterre] ce qui, en France où l’Ordre est né, avait pris le nom de « Maçonnerie Mixte » [en français dans le texte], nous avons pensé que ce ne serait pas un nom très favorable pour nous en Angleterre, et que ce terme pourrait être mal compris [!], et c’est pourquoi nous avons d’abord choisi le terme « Franc-Maçonnerie Conjointe » [« Joint Freemasonry » - encore une tournure anglaise de traduction plus que délicate (« affiliée », « associée », ?, etc.)] et, un peu plus tard, en nous inspirant des modes d’éducation qui réunissaient des garçons et des filles, nous avons utilisé le préfixe « Co » pour décrire notre option, et nous nous sommes appelé la « Co-Masonry ».   

 

Au détour d’une phrase (soulignée plus haut), Annie Besant nous donne la clé de cette expression que, faute de mieux, nous avons toujours traduite par « Maçonnerie mixte » alors qu’il faudrait traduire littéralement par « Co-Franc-Maçonnerie », ce qui ne veut effectivement pas dire grand-chose aux français mais renvoie, en  Angleterre, à un grand débat de la fin du XXème : celui de la « Coeducation » ! A l’occasion d’une recherche sur un problème de vocabulaire maçonnique, c’est en fait tout un continent un peu oublié qui reparait à nos yeux ! Je ne ferai que l’évoquer ici – une preuve de plus que la franc-maçonnerie conduit à tout…

En Angleterre, comme en Europe en général, à la fin du XXème siècle, on concevait difficilement d’éduquer et d’instruire les garçons et les filles ensemble, dans les mêmes établissements scolaires.  Les Etats-Unis furent les premiers à adopter ce nouveau système d’éducation. Le terme « coeducation » y fut utilisé pour la première fois en 1774 et le concept correspondant fut peu à peu mis en œuvre.

Vers 1900 la plupart des établissements scolaires américains fonctionnaient selon le mode « codeducational ». En Europe, les premières universités à franchir le pas furent celles de Bologne et de Londres – précisément le University College London en 1878 !

 

 

Fondation Human Duty.gif

 

 

Annie Besant (au centre) avec les membres de la Loge Human Duty,

première loge du Droit Humain en 1902

 

Lorsque le Droit Humain est fondé en terre britannique, en 1902, et se cherche un nom, le thème de la « coeducation » est donc à la mode et le mot est parfaitement connu. Annie Besant a eu l’intuition que l’introduire en franc-maçonnerie, à l’imitation d’un grand projet éducatif, serait une bonne idée.

En d’autres termes, il est apparu que le terme « mixte » (joint, mixed, etc.) n’avait pas bonne presse en Angleterre à la fin du XIXème où l’on estimait totalement impensable, ou pour le moins déplacé que des hommes et des femmes participent aux mêmes clubs, et donc aussi aux même loges ! A l’évocation d’une promiscuité jugée dangereuse par certains (il parait que c’est toujours le cas dans divers milieux maçonniques ...), on a alors préféré la référence à la coeducation, bien plus positive et qui prenait à la même époque son essor dans les milieux cultivés et libéraux du pays : la « Co-Masonry » devenait le pendant sociétal – comme on dirait de nos jours – de la « Co-Education », prônant que les hommes et les femmes, tout comme les garçons et les filles, puissent partager les mêmes préoccupations et les mêmes activités, sur un pied d’égalité. Il semble manifestement que cette référence ne soit plus aussi séduisante, ni peut-être politiquement correcte, aux yeux des anglais de nos jours…

Du reste, il faut rappeler qu’en 2001, une scission du Droit Humain anglais a donné lieu à la création de la Grand Lodge of Freemasonry for Men and Women qui prétend demeurer sur les principes fondateurs de la Fédération britannique du Droit Humain. Ce "nouveau" vocabulaire n’est donc pas vraiment une innovation.

 

 

Une obédience fondée en Grande Bretagne en  2001

et qui prétend y maintenir les principes fondateurs du Droit Humain

 

Ce qui est également intéressant, et fait le lien avec le point suivant, c’est que l'une des raisons alléguées par les quelques loges et quelques dizaines de membres qui ont quitté le Droit Humain britannique était qu’on prétendait, au niveau international de l’Ordre, leur imposer de ne plus faire obligatoirement référence à un Être Suprême (Supreme Being) comme cela avait toujours été le cas en Angleterre, y compris au Droit Humain !

Ceci nous amène justement à examiner la critique suivante de Julian Rees :

 

3.Julian me signale en effet que la référence au Grand Architecte de l’Univers n’est pas obligatoire au sein du Droit Humain International, que certaines loges y font référence et d’autre pas. C’est là une réalité évidente que connaissent parfaitement les maçons français qui fréquentent le Droit Humain, en France ou en Belgique notamment.

Cela fait du reste écho à ce que viens de mentionner à propos de la création d’un nouvelle Grande Loge mixte en Grande-Bretagne en 2001, et pourtant…

Pourtant, quand on consulte le site (2013) du Droit Humain britannique, on peut lire  (je cite d'abord en anglais) :

 

" Freemasons acknowledge the existence of a Creative Principle, designated by some as the Supreme Being, and referred to by many Freemasons as the Great Architect of the Universe. "

 

" Les francs-maçons reconnaissent l’existence d'un Principe Créateur que certains nomment l’Être Suprême et que de nombreux francs-maçons évoquent sous le nom de Grand Architecte de l'Univers."

 

Pour mémoire, dans le site 2005, toujours en ligne, on peut relever ce passage sans équivoque :

 

" Since its foundation, the British Federation has followed the United Grand Lodge of England in its tenets and approach to Freemasonry. All Lodges and Chapters in the Federation work to the Great Architect of the Universe and the Federation asserts the existence of a Creative Principle. "

 

«  Depuis sa fondation, la Fédération Britannique a suivi la Grande Loge Unie d’Angleterre (sic !) dans ses principes et son approche de la franc-maçonnerie. Toutes les Loges et tous les Chapitres de la Fédération travaillent au Grand Architecte de l’Univers et la Fédération affirme l’existence d’un Principe Créateur. »

 

Je pense que cela se passe de tout commentaire…et montre aussi que la logique anglaise nous échappera toujours ! Mais cela nous renseigne aussi sur la singularité du Droit Humain britannique - qui ne fait que refléter celle de la franc-maçonnerie anglaise dans son ensemble.

 

4.Julian conteste enfin le fait que j’ai écrit que les loges du Droit Humain britannique pratiquent "pour la plupart" un rituel « très peu laïque » de type "Emulation". Il nie que ces loges pratiquent effectivement ce qu'on appelle en Angleterre  "Emulation Working". Sur ce point, il a entièrement raison, mais mon approximation était délibérée et je dois dire pourquoi.

Julian Rees, avant de quitter la GLUA, a été membre de la Loge de Perfectionnement Emulation, le temple de ce « working » (« style » de rituel) parmi les plus célèbres de la maçonnerie anglaise. Je comprends parfaitement qu’il puisse dire, en toute rigueur, que les loges du Droit Humain britannique ne pratiquent nullement ce rituel…sauf que ce qu’elles font ressemblent beaucoup, et même énormément, à ce que les français appellent – abusivement ! – « Emulation »…

Une plus longue explication serait ici nécessaire. Je consacrerai donc un peu plus tard un post à cette question très intéressante – et surprenante pour nombre de maçons français – des « workings » de la maçonnerie anglaise en général, et des variétés de rituels en usage dans le Droit Humain anglais en particulier.

En attendant, je voulais seulement souligner qu’il ne faut pas voir le Droit Humain britannique comme un décalque du Droit Humain français ou belge, par exemple, dont les histoires sont très différentes et qui se sont développés dans des contextes politiques, sociaux, culturels et religieux bien différents de celui de l’Angleterre, et que les rituels que l’on pratique au sein de la Fédération britannique en portent inéluctablement la marque, très reconnaissable au premier coup d’œil…

 

 

PSAprès mise en ligne de ce post, notre TCS Yvette R., GM du Droit Humain, qui me fait l'honneur de suivre régulièrement ce blog, me confirme que si le DH anglais a substitué l'expression "for Men and Women"à "Co-Masonry", c'est toujours parce que l'idée de "mixité" induite par "Co-Masonry" est apparue - de nos jours encore -  gênante, voire "péjorative", pour les membres anglais du DH. Je la remercie de cette information qui montre bien que les craintes exprimées par Annie Besant en 1927 étaient  fondées et que l'on ne peut jamais détacher la franc-maçonnerie du contexte culturel dans lequel elle se développe...


Cher Nombre d'Or...*

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A force d’ignorer les sources traditionnelles simples et véritables de la franc-maçonnerie, surtout au cours du XIXème siècle et plus encore pendant le siècle suivant, les francs-maçons ont tenté, péniblement, de repeupler un univers symbolique désenchanté et surtout incompris à l’aide de « mystères de substitution » qui vont chercher dans les pyramides d’Égypte chères à l'inoubliable Georges Barbarin (Le secret de la Grande Pyramide, 1936), les secrets des Druides ou ceux des Druzes (!), les clés qui permettront d’éclairer à nouveau la franc-maçonnerie.

Ces excursions dans des contrées bien éloignées du lieu de naissance de la franc-maçonnerie ont souvent conduit à de pures élucubrations – et la veine est loin d’en être épuisée ! Mais aussi, une réelle méconnaissance de certains aspects de l’histoire intellectuelle de l’Europe a conduit à prêter aux bâtisseurs du Moyen Age des « secrets de l’art »qui, en réalité, se réduisent à peu de chose et, me semble-t-il, font surtout perdre beaucoup de temps en sollicitant l’attention de certains francs-maçons sur de purs mirages.

Le Nombre d’or en est un exemple flagrant…

1. Des mesures incertaines. Observons qu’en l’occurrence il s’agirait moins d’un secret – puisque tout le monde pouvait théoriquement le retrouver dans les façades des bâtiments gothiques sur lesquelles on l’avait en quelque sorte inscrit – que d’une science qui traduirait les hautes connaissances des ouvriers médiévaux ou de leurs architectes. On comprendrait des lors parfaitement que ces humbles artisans aient pu être les pères spirituels, et les maîtres sans doute, des maçons spéculatifs, malheureusement moins savants qu’eux. En d’autres termes, les commentaires et les spéculations relatives au Nombre d’or permettraient d’accréditer l’idée que les maçons opératifs étaient secrètement – comme toujours – versés dans les plus hautes mathématiques et non point seulement des ouvriers illettrés.

Tout un chacun a déjà lu ou parcouru ces ouvrages interminables ou, avec force plans sur lesquels s’étalent et se croisent les traces les plus complexes, l’on retrouve la « clé harmonique » de la façade de Reims, de Notre-Dame de Paris ou de la cathédrale de Chartres. Or, tout cela laisse immanquablement un sentiment d’artifice et de jeu vain. Reconnaissons en premier lieu, avec P. du Colombier que « les mensurations des monuments souffrent dans leur interprétation une grande part d’arbitraire et on a l’impression que, pour les faire cadrer avec telle ou telle théorie, certains auteurs, inconsciemment [?], arrangent la réalité.» [1]

 

Tracé nombre d'or.gif

 

Avec un simple crayon : prouver tout... et son contraire !

 

C’est malheureusement une pure évidence et l’on songe, dans la même veine, a l’abondante littérature qui, dans les dimensions et les angles de la Grande Pyramide de Khéops, peut retrouver à la fois le diamètre polaire de la Terre et toutes les grandes dates de l’histoire de l’Humanité, sans compter mille autres merveilles [2]

S’agissant des constructeurs du Moyen Age, ces laborieuses théories se heurtent en fait à deux obstacles de poids :

- Le premier est qu’en effet, sur un même plan architectural, on peut sans difficulté appliquer quatre canevas « harmoniques » fondés sur des principes entièrement différents : c’est juste une question de patience et l’effet parait tout aussi convaincant. Du reste, cela a été réalisé et démontre que l’on peut précisément tout démontrer – et son contraire [3] ! On peut alors poser une simple question : raisonnablement, à quoi tout cela mène-t-il ?

- Mais plus fondamentalement, et c’est le second point, il faut se reporter à l’état réel des connaissances mathématiques à cette époque. Comme le rappelle J. Gimpel [4], la correspondance échangée entre deux écolâtres – donc deux savants – vers 1025, montre qu’au XIème siècle l’essentiel des documents grecs sur le savoir mathématique avait bel et bien été perdu, et ce dès le haut Moyen Age. De l’analyse de ces lettres, le grand historien des sciences Paul Tannery, dans ses Mémoires scientifiques (Tome V, 1922) conclut qu’elle se réduit à des constats d’ignorance. Il faudra attendre les traductions de l’arabe aux XIIème et XIIIème siècles pour que ce savoir soit progressivement retrouvé.

2. Naissance du Nombre d’or. En ce qui concerne le célèbre Nombre d’or, la question est encore plus intéressante. A ceux qui le désignent comme la norme mathématique de la plupart des monuments de l’histoire, on peut opposer les mêmes objections que celles qui ont été mentionnées plus haut : l’arbitraire des mesures, l’approximation des relevés sur des plans qui ne reproduisent pas nécessairement les dimensions exactes de bâtiments endommagés ou érodés par le temps, ou encore le fait qu’en variant d’un écart infime l’emplacement de deux tracés, le quotient ou la « raison » qu’on leur applique peut être modifiée d’une manière bien plus considérable.

L’un des propagateurs de ces méthodes, une personnalité haute en couleur sur qui je reviendrai dans un instant, Matila Ghyka, conseillait du reste aux amateurs de ne pas se décourager si leurs premiers calculs se révélaient infructueux, et leur proposait d’essayer tous les tracés possibles jusqu’à trouver celui qui s’accorderait avec sa théorie ! Dans de telles conditions, en effet, le succès est assuré…

Mais il y a davantage à en dire. L’affaire du Nombre d’or est très révélatrice des circonstances dans lesquelles s’élabore une légende « ésotérique » [5].

C’est Euclide qui, dans ses Éléments, le grand traite de mathématiques de l’Antiquité [6], au Livre XIII, décrit sans y attacher particulièrement la « division en moyenne et extrême raison » qui peut notamment générer le pentagone mais permet également d’inscrire dans un cercle des corps réguliers, comme l’icosaèdre (20 triangles équilatéraux) et surtout le dodécaèdre (12 pentagones). Après lui, aucun commentaire particulier n’est connu sur cette proportion jusqu’au tout début du XVIème siècle, quand un mathématicien franciscain, Luca Pacioli, publie un traité intitule De divina proportione. [7]

 

Pacioli.jpg

Luca Pacioli (c. 1445-1517)

 

Théologien au moins autant que savant, il ne peut résister à l’envie de rapprocher les mathématiques de la science sacrée : comme on compte treize effets de la division en moyenne et extrême raison, il les rapporte « aux douze Apôtres auquel s’ajoute notre Sauveur » et voit dans le dodécaèdre, qui pour Platon symbolisait l’univers, l’évocation de Dieu : voilà pourquoi la proportion est divine !

Mais Pacioli ne va plus loin, ne donne à cette proportion aucune vertu esthétique et ne parle pas du « Nombre d’or » – personne, à son époque, n’en a d'ailleurs encore parlé.

Il faudra attendre le début du XIXème siècle pour que des mathématiciens allemands s’emparent de ce thème et, le tout premier, Adolf Zeising [8], auteur en 1854 d’un ouvrage intitule Neue Lehre von de Proportionen des menschlichen Körpers (Nouvelles leçons sur les proportions du corps humain), va faire un sort a cette proportion désormais qualifiée par lui de « section d’or », où il voit un critère de beauté universelle et singulièrement la norme des proportions du corps humain. Parmi ses émules, il faut surtout citer Franz Liharzik, un homme curieux qui se prétendait possesseur de mille sortes de sciences [9] et pour qui, en1865 dans son livre Das Quadrat, la section d’or est « la loi morphologique fondamentale qui imprègne toute la nature et qui doit constituer le fondement de la structure de l’univers » : cette conviction n’engageait que lui et n’eut alors que peu d’écho.

3. La thèse de Matila Ghyka. Mais on doit surtout à Matila Ghyka [10], évoqué plusMatila_Ghyka.jpg haut, d’avoir véritablement « inventé » le Nombre d’or auquel il donnera une signification tout à fait nouvelle. Dans deux ouvrages publiés entre 1927 et 1931 [11], il annonce que le Nombre d’or – car c’est ainsi qu’on le nommera désormais, d’après lui – résume la tradition pythagoricienne tout entière, laquelle aurait régi les monuments antiques et toutes les cathédrales gothiques, et aurait été transmise depuis cette époque, d’âge en âge, par une chaine d’initiés : confréries de bâtisseurs, Steinmetzen, guildes anglaises, Compagnons français, sans oublier cela va sans dire, les alchimistes et les Rose-Croix…

Ghyka, à l’érudition touffue, confuse et incertaine, ne dit jamais d’où il tire de si extraordinaires révélations, ni sur quoi il fonde ses affirmations. Il assène avec une certitude tranquille et nombre d’esprits légers ou exaltés, depuis lors, n’ont cessé de le plagier. Il reste qu’on chercherait vainement, avant lui, la moindre trace d’un document susceptible de corroborer ces théories plutôt extravagantes dont aucune source pythagoricienne antique ne fait état et, bien entendu, ni dans les Carnets de Villard de Honnecourt, ni dans les « divulgations » de Roriczer [12] ne figure jamais cette « divine proportion » comme règle d’un « tracé harmonique » !

 

Matila_Nombre_1_01.JPG

"Le" livre fondateur...

 

Bref, on l’aura compris : le Nombre d’or n’a fait son entrée dans la tradition maçonnique et n’est connu des francs-maçons que depuis que certains d’entre eux, au cours des décennies récentes, ont rapporté, souvent sans en soupçonner l’origine, les rêveries échevelées de Matila Ghyka [13]

Résumons-nous : de même qu’il ne faut pas accorder aux architectes du Moyen Age une science géométrique qu’ils ne possédaient pas encore, en dépit de leur réel talent pratique, de même il ne faut pas leur attribuer la science de subtilités mathématiques dont rien n’atteste en leur temps et qui ne furent explicitées que bien plus tard.

Après tout, l’émotion esthétique que suscitent les grandes églises médiévales, le sens artistique qu’elles révèlent  chez ceux qui les conçurent, la foi profonde et l’audace technique dont elles témoignent, sont leurs plus beaux titres de gloire. Les créditer de secrets sans fondement et sans substance n’y ajoute vraiment rien et ne fait même que brouiller leur image en travestissant la vérité.

 

* Cette note est inspirée d'un passage de mon livre L’invention de la franc-maçonnerie, Paris, Véga, 2009, 2011.


[1] 1. P. du Colombier, Les chantiers des cathédrales, Paris, 1953, p. 92.

[2] Voici une soixantaine d’années déjà, dans un livre a la fois drôle et dévastateur, le grand archéologue et architecte J.-P. Lauer a montre l’inanité de toutes ces pseudo-démonstrations : Le problème des pyramides d’Égypte, Paris, 1948.

[3] F. Benoit, L’architecture, l’Occident médiéval, 2 vol., Paris, 1933, II, 303.

[4] J. Gimpel, Les bâtisseurs des cathédrales, Paris, 1958,  p. 117.

[5] Sur cette question, il faut de reporter au livre implacable et superbement documenté de M. Neveux, Le nombre d’or, radiographie d’un mythe, Paris, 1995.

[6] Les 13 livres de Eléments, écrits vers 300 avant notre ère et constamment transmis depuis lors, furent imprimes des 1482 a Venise.

[7] Venise, 1509. Le titre complet de l’ouvrage est d’ailleurs très évocateur des intentions de son auteur : œuvre nécessaire à tous les espritsperspicaces et curieux, où chacun de ceux qui aiment étudier la philosophie,la perspective, la peinture, la sculpture, l’architecture, la musiqueet les autres disciplines mathématiques, trouvera une très délicate, subtileet admirable doctrine et se délectera de diverses questions touchantune très secrète science.

[8] (1810-1876) Philosophe et professeur a Leipzig puis a Munich.

[9] (1813-1866) Docteur en médecine, il se disait a la fois chirurgien, pédiatre, ophtalmologue, accoucheur, et avait sillonne toutes les villes d’Europe centrale.

[10] Ne en 1881 en Roumanie d’une famille qui avait servi le Tsar de Russie – Ghyka avait droit au titre de Prince –, il sera élevé a Paris. Polyglotte, il fera l’École navale, l’École supérieure d’électricité et obtiendra aussi un doctorat en droit. Diplomate roumain, il fut en poste dans diverses capitales européennes. Ruine en 1946, il émigra aux USA où il devint professeur d’esthétique et d’histoire de l’art. Il mourut en Virginie en 1965.

[11]L’Esthétique des proportions dans la nature et dans les arts, Paris, 1927 et Le Nombre d’or. Rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale, 2 vol., Paris, 1931

[12] Un certain Mathias Roriczer, Parlier de son père Conrad, avait rejoint en 1473 la Fraternite des Steinmetzen. Il suivit son père dans sa carrière, notamment en tant que maitre maçon à la cathédrale de Ratisbonne. Entre 1486 et 1490, en violation des règles imposées, il publia trois opuscules « pour le bien du public » (c’est-à-dire de tous ceux qui n’appartenaient pas au métier !) dans lesquelles il exposait notamment la méthode permettant d’élever un pinacle à partir de diagrammes en deux dimensions (Büchlein von der Fialen Gerechtigkeit) : très exactement ce qu interdisaient les Statuts de 1459...

[13] Sur les plus extrêmes réserves qu’on doit formuler à leur propos – et à propos de tous les ajouts de la même veine qui sont apparus dans le sillage de Matila Ghyka – voir notamment: http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article796(Le mythe du nombre d'or)

Le manuscrit Graham (1726) : un puzzle pour Maître Hiram...

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Les diverses hypothèses proposées pour tenter de retrouver les sources de la légende d’Hiram, révélée pour la première fois en 1730 par Samuel Prichard dans sa Masonry Dissected (Maçonnerie Disséquée), se heurtent le plus souvent à de considérables difficultés. Outre qu’elles empruntent à des thèmes mythiques ou légendaires généralement sans rapport réel et manifeste avec le Métier, elles ne contiennent d’ordinaire qu’un des éléments de cette légende, pour l’essentiel, le meurtre du bâtisseur. On pourrait du reste, en examinant l’histoire générale de l’Angleterre depuis le XVIIème siècle, trouver d’autres meurtres injustes, et divers auteurs n’ont pas manqué d’échafauder ainsi les théories les plus diverses, et souvent les plus fantaisistes.

Un document tranche nettement, cependant, sur toutes ces sources alléguées et approximatives. Il s’agit d’un manuscrit daté du 24 octobre 1726, le Ms Graham, longtemps méconnu, et qui fut présenté et étudié pour la première fois par le célèbre chercheur anglais H. Poole, en 1937 [1]. L’apport de ce texte à la recherche des sources de la légende d’Hiram apparaît capital.

 

Manuscrit-Graham-1726.jpg

Manuscrit Graham : capital mais énigmatique

 

Le document se présente d’abord comme un catéchisme, en beaucoup de points comparable à ceux connus en Angleterre  pour les années 1724‑1725. Certaines des questions et des réponses qui y figurent se retrouvent en effet, presque textuellement, dans quelques-uns de ces textes, notamment dans un manuscrit de 1724, The Whole Institution of Masonry, et un document imprimé de 1725, The Whole Institutions of Free-Masons Opened. Ces similitudes sont importantes à souligner, car elles établissent que le Ms Graham n’est nullement un texte isolé et atypique, mais qu’il s’insère incontestablement dans un courant d’instructions maçonniques reconnues et diffusées en Angleterre à cette époque. On doit enfin particulièrement noter la tonalité chrétienne fortement affirmée des explications symboliques qui y sont proposées.

A la fin du catéchisme proprement dit, on nous apprend que « par tradition et aussi par référence à l’Ecriture »,

« Sem, Cham et Japhet eurent à se rendre sur la tombe de leur père Noé pour essayer d’y découvrir quelque chose à son sujet qui les guiderait vers le puissant secret que détenait ce fameux prédicateur. »

Suivent alors trois récits distincts, trois légendes qu’il convient d’examiner en détail.

 

Première légende :

« Ces trois hommes étaient déjà convenus que s’ils ne découvraient pas le véritable secret lui-même, la première chose qu’ils découvriraient leur tiendrait lieu de secret. Ils ne doutaient pas, mais croyaient très fermement que Dieu pouvait et voudrait révéler sa volonté, par la grâce de leur foi, de leur prière et de leur soumission ; de sorte que ce qu’ils découvriraient se révélerait aussi utile pour eux que s’ils avaient reçu le secret dès le commencement, de Dieu en personne, à la source même.

Ils parvinrent à la tombe et ne trouvèrent rien, sauf le cadavre presque entièrement corrompu. Ils saisirent un doigt qui se détacha, et ainsi de jointure en jointure, jusqu’au poignet et au coude. Alors, ils relevèrent le corps et le soutinrent en se plaçant avec lui pied contre pied, genou contre genou, poitrine contre poitrine, joue contre joue et mains dans le dos, et s’écrièrent : "Aide-nous, O Père". Comme s’ils avaient dit : "O Père du ciel aide-nous maintenant, car notre père terrestre ne le peut pas."

Ils reposèrent ensuite le cadavre, ne sachant qu’en faire. L’un d’eux dit alors : "Il y a de la moëlle dans cet os" [Marrow in this bone] ; le second dit : "Mais c’est un os sec" ; et le troisième dit : "il pue".

Il s’accordèrent alors pour donner à cela un nom qui est encore connu de la Franc-Maçonnerie de nos jours. »

 

noahs-ark-by-diego-silvestre.jpg

Noé : un Maître...Charpentier !

 

Deuxième légende :

Elle est exposée sans lien apparent avec la précédente.

« Pendant le règne du roi Alboin naquit Betsaléel [2], qui fut appelé ainsi par Dieu avant même d’être conçu. Et ce saint connut par inspiration que les titres secrets et les attributs essentiels de Dieu étaient protecteurs, et il édifia en s’appuyant dessus, de sorte qu’aucun esprit malin et destructeur n’osa s’essayer à renverser l’œuvre de ses mains.

Aussi ses ouvrages devinrent si fameux, que les deux plus jeunes frères du roi Alboin, déjà nommé, voulurent être instruits par lui de sa noble manière de bâtir. Il accepta à la condition qu’ils ne la révèlent pas sans que quelqu’un soit avec eux pour composer une triple voix. Ainsi ils en firent le serment et il leur enseigna les parties théorique et pratique de la maçonnerie ; et ils travaillèrent. […]

Cependant Betsaléel, sentant venir la mort, désira qu’on l’enterre dans la vallée de Josaphat et que fût gravée une épitaphe selon son mérite. Cela fut accompli par ces deux princes, et il fut inscrit ce qui suit : "Ci-gît la fleur de la maçonnerie, supérieure à beaucoup d’autres, compagnon d’un roi, et frère de deux princes. Ci-gît le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés". »

 

tabernacle.jpg

Le Tabernacle, préfiguration du Temple de Salomon,

eut Betsaléel pour Maître d’œuvre, selon Ex. 31, 1-11.

 

Troisième légende :

Sans nulle transition, là encore, un dernier récit est proposé au lecteur.

« Voici tout ce qui se rapporte au règne du roi Salomon, [fils de David], qui commença à édifier la Maison du Seigneur :

[…] nous lisons au Premier Livre des Rois, chapitre 7, verset 13, que Salomon envoya chercher Hiram à Tyr. C’était le fils d’une veuve de la tribu de Nephtali et son père était un Tyrien qui travaillait le bronze.

Hiram était rempli de sagesse et d’habileté pour réaliser toutes sortes d’ouvrages en bronze. Il se rendit auprès du roi Salomon et lui consacra tout son travail.

[…] Ainsi par le présent passage de l’Ecriture on doit reconnaître que ce fils d’une veuve, nommé Hiram, avait reçu une inspiration divine, ainsi que le sage roi Salomon ou encore le saint Betsaléel.

Or, il est rapporté par la Tradition que lors de cette construction, il y aurait eu querelle entre les manœuvres et les maçons au sujet des salaires. Et pour apaiser tout le monde et obtenir un accord, le sage roi aurait dit : "que chacun de vous soit satisfait, car vous serez tous rétribués de la même manière". Mais il donna aux maçons un signe que les manœuvres ne connaissaient pas. Et celui qui pouvait faire ce signe à l’endroit où étaient remis les salaires, était payé comme les maçons ; les manœuvres ne le connaissant pas, étaient payés comme auparavant.

[…] Ainsi le travail se poursuivit et progressa et il ne pouvait guère se mal dérouler, puisqu’ils travaillaient pour un si bon maître, et avaient l’homme le plus sage comme surveillant.

[…] Pour avoir la preuve de cela, lisez les 6è et 7è [chapitres] du premier Livre des Rois, vous y trouverez les merveilleux travaux d’Hiram lors de la construction de la Maison du Seigneur.

Quand tout fut terminé, les secrets de la maçonnerie furent mis en bon ordre, comme ils le sont maintenant et le seront jusqu’à la fin du monde […] »

 

hiram.jpg

 

Hiram : un sage artisan qui acheva son œuvre !

 

On mesure sans peine l’importance considérable et l’intérêt majeur des trois récits. Soulignons-en simplement les points essentiels.

Le premier récit du Ms Graham est aussi le premier texte de l’histoire maçonnique qui décrive un rite de relèvement d’un cadavre associé aux Cinq Points du Compagnonnage, attestés pour leur part dès 1696 dans les textes écossais sans aucun lien avec un tel rite, soulignons-le. Le but est de tenter de retrouver un secret – dont on ne sait à quoi il tient – qui a été perdu par la mort de son détenteur. On y associe un jeu de mots probable avec « Marrow in the Bone », évoquant assez clairement une expression en M.B. Il est évident que cela est lié « au nom qui est encore connu de la Franc-Maçonnerie de nos jours », lequel apparaît bien comme un secret de substitution. La particularité la plus remarquable est qu’on ne voit ici aucun lien avec l’art de la maçonnerie, et surtout que le personnage central n’est pas Hiram, mais Noé– dont la mort n’a pas été violente…

Le second récit nous dépeint la personnalité de Betsaléel, possesseur de secrets merveilleux liés au Métier, qui seront communiqués seulement à deux princes. Le point important nous semble ici l’épitaphe, évoquant « le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés ». Ce thème, notons-le, est bien absent de la première légende.

Enfin le troisième récit met en scène Hiram, « surveillant le plus sage de la terre », et qui contrôlait probablement la transmission aux bons ouvriers du « signe »qui donnait droit à la paye des « maçons ». Notons surtout qu’ici les secrets sont et demeurent bien gardés, qu’Hiram achève le Temple et qu’il ne meurt pas de mort violente !

La simple lecture de ces trois récits impose une constatation immédiate : leur superposition nous donne presque intégralement, en substance, la légende d’Hiram telle que la rapporte pour la première fois Prichard en 1730. L’innovation majeure est qu’Hiram – dont le rôle, honorable mais modeste, dans le Ms Graham, est conforme au peu qu’on dit de lui dans tous les Anciens Devoirs –, y est alors substitué à Noé dans le rite du relèvement. C’est Hiram encore, et non plus Betsaléel, à qui désormais appartiennent « le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés » – mais la troisième légende du Ms Graham n’indique-t-elle pas qu’Hiram avait reçu une inspiration divine comme « le saint Betsaléel » ?…

Retenons pour l’instant que le caractère composite du personnage d’Hiram Abif de la légende du troisième grade apparaît ici sans équivoque. La légende d’Hiram, à quelque source d’inspiration plus ou moins antique qu’on puisse ou veuille la rattacher est, sans plus aucun doute possible, une synthèse tardive de plusieurs récits légendaires dont l’ancienneté ne nous est du reste pas connue. La légende des trois fils de Noé, compte tenu du rôle que joue ce personnage dans l’histoire traditionnelle du Métier des Anciens Devoirs, de même que la version de la vie d’Hiram rapportée dans le Ms Graham, sont tellement conformes aux plus vieux textes de la tradition maçonnique anglaise, qu’on peut fortement suggérer, sans naturellement pouvoir l’affirmer, qu’elles faisaient sans doute partie d’un légendaire assez ancien, propre au Métier.

Quoi qu’il en soit, il est établi qu’en 1726 – année qui suivit celle où, pour la première fois dans les annales de la franc-maçonnerie, nous avons la preuve documentaire de réceptions à un troisième grade à Londres – un texte maçonnique nous montre donc que cette synthèse, si elle avait déjà été effectuée, n’était même pas encore connue de tous...



[1] H. Poole, «The Graham manuscript», AQC 50 (1937), 5‑29. Cf. également : Knoop, Jones, Hamer, Early Masonic Catechisms (EMC), Londres, 1943‑1978, pp. 89‑97, et J.M. Harvey, «The Graham MS analyzed», AQC 80 (1967), 70‑108

[2] Rappelons que Betsaléel, personnage biblique apparaissant dans l’Exode, y est dépeint comme le principal architecte et maître artisan du sanctuaire du désert, la « Tente de la Rencontre » qui abritait déjà l’Arche sainte – et donc le prototype du Temple de Salomon. (Exode, 31, 2-6 ; 35, 30-35 ; 36, 1-2).

L'Installation secrète du Vénérable : de la Grande-Bretagne à la France, les étapes d'une histoire (5)

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6. La maçonnerie "écossaise"" et les secrets du Maître de Loge au XVIIIème siècle

Comme je l’ai rappelé précédemment (1, 2, 3, 4), l'histoire de l’Installation secrète du Maître de loge est avant tout britannique mais, on l'a vu (4), il en existe des traces dans la première maçonnerie française avant 1740, avec le grade si curieux d’Écossais des 3 JJJ.

Dans l'une des plus célèbres loges écossaises du dernier quart du XVIIIème siècle, la Loge Saint-Jean d’Écosse de la Vertu Persécutée, Mère Loge Écossaise d'Avignon, on peut en trouver une trace encore plus frappante. Dans les Règlements généraux de cette loge, en 1774, on trouve en effet les articles suivants (je respecte l'orthographe fluctuante) :

XIII

Le Vénérable avertira les maîtres des cérémonies de faire former par tous les Écossais un voûte d'acier sur la tableau tracé et à tous les autres frères une chaine autour de ceux qui formeront la voute; il fera ensuite conduire à la porte du temple celui qui doit le remplacer [...]

XIV

[...] Alors le Vénérable frappera en Maçon sur l'Autel et s'avancera avec un Maître des Cérémonies sous la voute d'acier par trois pas d'Apprentif, tandis que le Nouveau Vénérable conduit par l'autre maître des cérémonies en fera de même.

XV

Les maîtres des Cérémonies n'entreront point sous la voute d'acier, ils fermeront la chaine; tandis que l'Ancien vénérable donner au Nouveau sous la voute d'acier le signe d'Apprentif seulement, les attouchements & mots sacrés des trois grades et enfin le mot de Vénérable.

La description de cette cérémonie est très suggestive, bien qu'aucun élément ne nous permette de deviner ce qu'était alors "le mot de Vénérable". Elle est d’autant plus remarquable que la Mère Loge Écossaise de Marseille, fondée en 1751, érigée en Mère Loge en 1762 de sa propre autorité, et dont celle d'Avignon avait tiré sa filiation, pratiquait aussi cette forme de communication particulière au Vénérable en 1751.  A cette date, on lit en effet dans les livres d'architecture de la loge, à l'occasion de l'Installation d'un nouveau Vénérable :

"Ayant été conduit au bas de la loge tracée, ou les Chevaliers écossais s'étaient déjà rendus [il] s'est porté sur l'étoile flamboyante où il a reçu, couvert par les écossais, le mot sacré de vénérable [...]

Toutefois, en 1801, les frères de la Mère Loge de Marseille se virent obligés de s'adresser à ;a "la Loge d’Édimbourg" (!) - sans aucun succès, on s'en doute - à qui ils avouèrent avec une candeur charmante : "nous craignons que le mot sacré de vénérable, qui s'est perpétué parmi nous de tout temps, ne soit altéré par les différentes communications qui en ont été faites à chaque nouveau Vénérable; nous vous le demandons de nouveau, pour n'avoir rien à désirer sur ce point"....

La continuité de cet usage est attestée par l'existence des articles mentionnés pluscontratsocial.jpg haut dans les Règlements de Mère Loge Écossaise du Contrat Social de Paris, datés de 1780, et dans ceux de la "la Maçonnerie Écossaise" (sans rapport avec le REAA) imprimés en 1805, toujours à Paris, par la Mère Loge Écossaise de Saint Alexandre d’Écosse, du Rite Écossais Philosophique.

Ces données montrent donc que la transmission de Vénérable à Vénérable de secrets particuliers liées à la Chaire de Maître est une pratique constante de cette branche de la "Maçonnerie écossaise" développée à partir de Marseille dans les années 1750, jusqu'à Paris dans les premières années du XIXème siècle.

Il faut rapprocher le cas de l’Écossais des 3 JJJ observé à Paris en 1740-45, de celui des Mères Loges Écossaises en ce que, à chaque fois, on suppose fortement, pour d'autres raisons, une transmission directe à partir d'une source britannique. La présence d'un secret lié à la Chaire de Maître pourrait renforcer considérablement cette hypothèse, sans oublier toutefois, je l'ai déjà souligné, l’antériorité indiscutable des témoignages documentaires français, dans l'état actuel de nos connaissances.

On le voit, cet usage anglais "immémorial" a désormais des sources indiscernables mais possiblement continentales !...

7. Le Vénérable Maître de toutes les loges, ou Maître ad vitam (c.1760)

On ne peut ici évidemment manquer de faire référence au seul grade de la tradition maçonnique française faisant explicitement référence à la qualité de Maître de Loge.

GR_CofArm20g.JPGCe grade a été connu et diffusé dans les milieux maçonniques français dans le courant des années 1760, où il apparait incontestablement comme l'équivalent français de l’Installation secrète anglaise. Naturellement, il est clair que le contenu symbolique (mot, signe, attouchement, etc) n'a rigoureusement aucun rapport avec celui de l'Installation anglaise, et il est certain que ce grade est d'origine purement continentale et sans aucun rapport avec la cérémonie britannique. Il confirme cependant sans équivoque que le notion qu'un Vénérable devait posséder, pour exercer sa charge, une qualification spéciale, ici renfermée dans un grade particulier, était déjà présente dans la maçonnerie française dès cette époque.

L'évolution de ce grade montre toutefois qu'il n'a pas prospéré comme Installation du Vénérable Maître et qu'il s'est intégré dans la hiérarchie de l'Ordre du Royal Secret (parfois indument appelé "Rite de Perfection") puis du REAA, comme un grade (le 20ème) de portée secondaire.

Ce n'est pas ce qu'il y a de plus brillant dans son destin ! Mais le jeune REAA, importé des Amériques dans les premières années du XIXème allait nous réserver, sur ce point, d'autres surprises. Il connaissait et pratiquait en effet le grade de Maître de Loge à l'anglaise...  (à suivre)

Le "mystère" de la Grande Profession

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Parmi les "mystères" qui peuplent l'histoire du Régime Écossais Rectifié (RER), la Grande Profession, classe invisible et et supposée secrète qui devait dominer le système tout entier sans révéler l'identité de ses membres, n'est pas le moindre. Les fantasmes qu'elle a suscités - et suscite encore ! - mais aussi les polémiques ou les aigreurs - sont sans nombre.

Voici quelques repères pour comprendre.

 

1. Une équivoque fondatrice

Voici ce que Willermoz écrivait en 1812 à l'un des ses correspondants : 

« Celui qui reçoit le grade de Chevalier Bienfaisant de la Cité Sainte apprend parJ-B_Willermoz.jpg l'instruction qui le termine, que ce grade qui est une conclusion très satisfaisante est le dernier terme du Régime, qu'il n'a rien de plus à lui demander ni à en attendre. Malgré cette déclaration, quelques uns par ci, par là, se plaisent à penser qu'au-delà de ce grade, existent encore quelques grades ou instructions d'un ordre et d'un genre plus élevé. Mais si cette conjecture était fondée, il n'en résulterait pas moins que quelque chose qui serait au delà, n'étant ni annoncée ni avouée, c'est-à-dire ni reconnue par les Directoires et les Régences, personne n'a le droit de le leur demander et que toute sollicitation serait inutile et déplacée. »

Willermoz, alors âgé de 82 ans et qui est considéré par tous à cette époque comme un « saint homme », se livre pourtant ici à un mensonge par omission partielle. Il nous dit en substance que quand on reçoit le grade de CBCS, on n’a plus rien d'autre à attendre au sein du RER. Cela paraît clair. Néanmoins, il ajoute que s’il y avait « quelque chose » d'autre, comme personne ne le reconnaît ou n'en parle, il est sans utilité de l’évoquer ou de poser la moindre question à ce propos.

Cela signifie-t-il qu'il y ait quelque chose ou qu'il n'y ait rien ? La formulation de Willermoz, on le voit sans peine, est extrêmement ambiguë. Or, elle l’est délibérément.

Tout le problème de la Profession et de la Grande Profession repose en fait sur cette ambiguïté.  Du reste ce principe, nous l’avons déjà vu, présentait une certaine ancienneté dans le vocabulaire interne de l’Ordre. Comme pour les structures, équivoques et ambivalentes, les grades de l’Ordre intérieur, dans la SOT, pouvaient déjà susciter certaines confusions.

C’est ainsi que parmi les chevaliers, on distinguait déjà  deux classes : Chevalier Templier et Chevalier Profès. Mais en réalité cela n'avait rien à voir avec ce que sera plus tard la Grande Profession du RER ; c'était une simple copie des pratiques de nombres d’ordres religieux où l'on est d'abord novice puis profès quand on a accompli ses vœux définitifs. Le Chevalier du Temple – dans la SOT – était donc Templier à titre provisoire et le Chevalier Profès l’était à titre définitif.

2. Naissance des Grands Profès

Lors de la réforme opérée à Lyon, en 1778, les classes de l’Ordre intérieur avaient été simplifiées, nous l’avons dit. En particulier, la distinction entre le Chevalier « ordinaire », si l’on peut ainsi s’exprimer, et le Chevalier Profès, avait été supprimée.

Toutefois, au-delà des réformes rituelles officiellement approuvées par le Convent et la rédaction des deux textes fondamentaux du Régime (le Code maçonnique des Loges réunies et rectifiées et le Code général des règlements de l’Ordre des CBCS), une innovation bien plus considérable, mais nulle part documentée dans les Actes du Convent, avait été introduite : l’Ordre des Grands Profès.

 

gpdg-lcmdlrerdf.jpg

 

Réservée à un tout petit nombre d’élus, parmi lesquels Willermoz introduisit tout d’abord son cercle rapproché, cette classe suprême fut d’emblée conçue comme le cénacle choisi où serait préservée la doctrine coën appliquée à la maçonnerie, et où se constituerait la phalange secrète qui, sans paraître en tant que telle, s’assurerait de la pérennité des principes spirituels du Régime, à tous les niveaux de l’Ordre rectifié.

En divers lieux où le RER était établi, un « Collège Métropolitain » de Grands Profès était ainsi créé. Chaque Collège  comprenait trois officiers : le Président, le Dépositaire – gardien des rituels et des instructions – et le Censeur – chargé de sélectionner les candidats. Avant la Révolution, il y eut ainsi des Collèges à Lyon, Strasbourg, Chambéry, Grenoble ou Montpellier.

La réception en elle-même, telle que se pratiqua dès l’origine, n'a rien de mystérieuxVuillaud JDM.jpg puisqu’on en trouve les manuscrits à la bibliothèque municipale de Lyon, dans le fonds Willermoz. Ces textes ont d'ailleurs été publiés une première fois avant la dernière guerre dans un ouvrage de Paul Vuilliaud,  Joseph de Maistre Franc-Maçon [1], pour le texte de la Profession et, pour le texte de la Grande Profession, une transcription a été publiée en appendice du grand livre d'histoire du RER de Le Forestier, dans l'édition procurée par Antoine Faivre en 1970.

La cérémonie de réception était extrêmement simple : les Frères membres du Collège s'asseyaient en cercle, on disait une prière pour l'ouverture des travaux puis on introduisait dans l'assemblée le récipiendaire et on lui délivrait le long discours d'instruction [2] dont on lui demandait ensuite de prendre une copie unique qu'il ne devait jamais donner à personne d'autre. On pouvait alors fermer le Collège par une autre prière. Les thèmes du discours changeaient entre la Profession et la Grande Profession mais la procédure  d’ensemble demeurait la même.

Avant la Révolution, environ 70  personnes, en France, en Allemagne, en Italie, ont été reçus Profès et Grand Profès – quelques-uns n’ont jamais franchi la seconde étape.  Malgré la modestie relative de ces effectifs, le secret impénétrable où la Grande Profession devait demeurer enclose fut éventé assez tôt…

3. Fonction et destin de la Grande Profession

Mais d’emblée la question importante fut : qui avait écrit ces textes et d'où venaient-ils ? La thèse officielle était que l’on transmettait dans l’Ordre « un extrait fidèle de cette sainte doctrine parvenue d’âge en âge par l’initiation jusqu’à nous ». Mais l’origine réelle de ces textes eux-mêmes est heureusement moins mystérieuse.

Nous avons cité précédemment le texte de Willermoz de 1812, mais dans une lettre écrite trente ans plus tôt, voici ce qu'il disait à Charles de Hesse-Cassel :

« Pour répondre sommairement aux questions que me pose votre Altesse Sérénissime, je lui confesse que je suis le seul auteur et le principal rédacteur des deux instructions secrètes de Profès et de Grand Profès qui lui ont été communiquées ainsi que des statuts, formules et prières qui y sont jointes et aussi d'une autre instruction qui les précède laquelle est communiquée sans mystère ni engagement particulier à presque tous les Chevaliers le jour même de leur vestition. Celle-ci contient des anecdotes fort connues et aussi une délibération du Convent national de Lyon. Au commencement de l'année 1767, j'eus le bonheur d'acquérir mes premières connaissances dans l'ordre dont j'ai fait mention [3]à votre Altesse Sérénissime, un an après j'entrepris un autre voyage et j'obtins le septième et dernier grade de cet Ordre. Celui de qui je l'ai reçu se disait être l'un des sept chefs souverains et universels de l'Ordre et approuvé souvent son savoir par des faits. En suivant ce dernier, je reçus en même temps le pouvoir de conférer les degrés inférieurs, me conformant pour cela à ce qui me fut prescrit. Cependant je n'en fis nul usage pendant quelques années que j'employais à m'instruire et à me fortifier. Ce fut seulement en 1772 que je commençais à recevoir mon frère médecin et après, un certain nombre d'autres Frères. »

Willermoz explique encore dans cette longue lettre qu'il a rédigé ces instructions en y intégrant la doctrine martinésiste. En d'autres termes, il reconnaît qu'il a créé de toutes pièces  la Grande Profession et que l'objectif qu’il poursuivait ainsi était tout simplement de transmettre à un petit nombre d'élus les connaissances nécessaires pour être les gardiens secrets, les gardiens discrets, les gardiens invisibles mais bien présents de la pure doctrine rectifiée.

Les choses sont allées ainsi jusqu'à la Révolution et puis, nous l’avons vu, le Régime rectifié s'est interrompu comme toute la maçonnerie. Il n'a repris que sous le Consulat, vers 1802. Finalement, vers 1830, Willermoz étant mort depuis plusieurs années et alors qu’il avait fait de Joseph Antoine Pont son exécuteur testamentaire et héritier spirituel, ce dernier, constatant que le RER n'était plus en activité en France, remit ses archives à la Suisse où le RER continua de vivre jusqu'au début de ce XXème siècle où le RER est revenu en France.

Or J.A. Pont, qui dans l'Ordre intérieur s'appelait A ponte alto et avait été reçu à la Grande Profession, était en 1830 le « seul dépositaire légal du Collège métropolitain établi à Lyon » et « seul grand dignitaire de l’Ordre subsistant dudit Collège ». Pendant très longtemps on a pensé que la Grande Profession avait donc disparu avec lui lorsqu’il mourut, en 1838, mais c'était une erreur.

En effet, on doit à Robert Amadou d’avoir publié une lettre de J. A. Pont en date du 29 mai 1830, adressée à des Frères de Genève, dans laquelle il constitue Grand Profès par correspondance plusieurs membres des Préfectures de Genève et de Zürich, et leur confère le droit de maintenir la Grande Profession en un collège des Grands Profès de Genève. Ce qui veut dire que tout au long du XIXème siècle, il a subsisté dans le dernier endroit au monde où l'on pratiquait le RER, un Collège de Grands Profès, dont par nature personne ne devait connaître l'existence et qui n'avait aucune activité ostensible.

A la fin des années 1960, bien plus d’un siècle après ces faits, diverses rumeurs couraient encore à l’occasion, en France, sur la nature exacte et surtout sur l’état de la Grande Profession, certains affirmant qu’elle avait totalement disparu, d’autres soutenant qu’elle n’avait jamais cessé d’exister. C'est alors qu'en 1969, coup de tonnerre dans un ciel serein, dans le n° 391 de la célèbre revue maçonnique Le Symbolisme[4], on publia un article assez court signé du pseudonyme de  Maharba et qui s'intitulait : « A propos du RER et de la Grande Profession ».

 

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Ce texte inspiré, sans commentaires, plongea tout le monde dans l'incertitude : qui était Maharba ? A quel titre parlait-il ? Maharba lui-même a donné indirectement une clé puisque, dans des textes que Robert Amadou rédigea quelques années plus tard pour le Dictionnaire de la franc-maçonnerie dirigé par Daniel Ligou, l’auteur révèle que Maharba lui avait fraternellement confié avoir rédigé le texte de 1969 « sur ordre », ce qui veut dire que Maharba était en fait le porte parole des Grands Profès. La caution de Robert Amadou, en l’occurrence, ne permet pas d’en douter.

Le Grand Architecte de l'Univers, dit notamment Maharba, « n'a jamais laissé s’interrompre » la Grande Profession. Et la fonction de la Grande Profession, si l'on essaye de tirer la substance du texte de Maharba, c'est la commune aspiration de tous les membres du Régime à comprendre le RER, dessein que s’efforcent d’accomplir anonymement les Grands Profès, quelle que soit par ailleurs leur dignité ou leur absence de dignité officielle. Il faut en quelque sorte désincarner la Grande Profession. Maharba précise encore :

« La Grande Profession ne peut être confondue avec un grade maçonnique ni avec un degré chevaleresque et surtout pas avec ces grades et ces degrés qu’elle surplombe […]

" La Grande Profession enchâsse l’arcane de la Franc-Maçonnerie et y participe, quoiqu’elle ne soit point d’essence maçonnique. Ses secrets sont inexprimables et c’est ainsi quelle forme, de soi, une classe secrète. »

Les Grands Profès n'interviennent donc pas dans l'ordre pyramidal du Régime : ils culminent dans la pure spiritualité, sans en tirer de vaine gloire, et ne se préoccupent pas de proclamer ou d'exhiber leur qualité. La question n'est donc pas de savoir s'ils existent ou s'ils n'existent pas, s'il y en a ou s'il n'y en a pas, s'il y en a encore ou s'il n'y en a plus : ce que dit Maharba, c'est qu'il faut dépasser cet aspect purement administratif. Mais ce que l'on doit surtout souligner, c'est qu'à chaque fois qu’un Grand Profès se présente en disant qu'il l'est, on peut être sûr qu'il ne l'est pas. Il en va, sur ce point, de la Grande Profession comme de la franc-maçonnerie elle-même : les contrefaçons pullulent…

4. La Grande Profession en notre temps ?

Le seul Collège dérivant des Grands Profès du XVIIIème  siècle et dont l'existence ait été attestée de façon constante est bien celui de Genève. Depuis des années, il ne se manifeste plus publiquement d'aucune manière – ce qui, naturellement, ne signifie nullement qu’il ait cessé d’œuvrer. Il n'a pas été demandé à quelque « Maharba bis » de produire un nouveau texte en sorte que personne ne sait si ce Collège existe encore ou s'il n'existe pas et, d'ailleurs, cela n'a pas beaucoup d'importance.

On peut, à plus de deux siècle de distance, s‘interroger sur l’initiative de Willermoz : était-ce une bonne idée ? Fallait-il vraiment créer un classe secrète – mais bientôt très connue –, avec tous les malentendus et parfois la jalousie ou les ambitions que cela pouvait susciter ?  L’historien ne peut répondre à cette question mais il doit constater que si la Grande Profession a provoqué quelques discussions et quelques difficultés avant la Révolution, dans un tout petit milieu maçonnique, elle a du moins permis de souligner jusqu’à nos jours que sans la doctrine spirituelle qui le structure, le RER risquerait fort de perdre tout son sens.  

En 2005, on a publié des extraits des carnets personnels de Jean Saunier [5], maçon rectifié d’importance, auteur dans les 40 dernières années de nombreux articles et ouvrages estimés sur ce sujet. Or, Jean Saunier était membre du Collège des Grands Profès de Genève et il rapporte dans ses carnets des événements résumés par Serge Caillet, éditeur de ces textes précieux. On y apprend qu’au début des années 1970, des maçons rectifiés français parmi les plus éminents s’étaient engagés dans la restauration d'un Collège conforme aux usages de la Profession et de la Grande Profession, mais que leur filiation posait un problème. C'est ainsi qu'en juin 1974, ils sollicitèrent Jean Saunier à qui ils offrirent la présidence de leur Collège. Serge Caillet cite alors les carnets de Jean Saunier :

« Le 3 juillet 1974, fête de la Saint Thomas, me trouvant disposé et désireux de contribuer autant que je le pourrais, par delà toutes les controverses auxquelles j'ai pu et pourrait être mêlé au renouveau de l'Ordre rectifié, j'ai eu connaissance des travaux d'un Collège de Profès et de Grands Profès fondé sur une régularité douteuse mais dont les membres ont su douter eux-mêmes à bon escient. C'est pourquoi j'ai estimé de mon devoir d'accepter la présidence de leur Collège ainsi qu'il me l'ont proposée et de valider pleinement pour autant que j'en aie reçu le pouvoir, tous les travaux des Profès et Grands Profès présents ce jour et dont les noms sont consignés dans le présent cahier à la date de ce jour, de telle manière que les uns et les autres puissent à l'avenir se prévaloir légitimement de la qualité de Profès et Grands Profès. »

Et Serge Caillet de conclure : « Dieu voulant, ce Collège-là s'est maintenu depuis dans le silence qui sied à la Grande Profession depuis toujours. »

L’histoire bégaye, dit-on volontiers. Elle le fait trop souvent pour le pire, nous le savons, mais aussi parfois, on le voit ici, pour le meilleur…

 

 


[1] Nourry, Paris, 1926 (reprint, Archè, Milan, 1990)

[2] Une trentaine de pages imprimées pour la Grande Profession…

[3] C'est-à-dire l'Ordre des Elus Coëns.

[4] Fondée en 1912 par Oswald Wirth qui la dirigea jusqu’en 1938. Marius Lepage (1902-1972) fut son digne successeur.

[5] Préface de son ouvrage posthume, rassemblant la plupart de ses contributions sur le RER : Les chevaliers aux portes du Temple : Aux origines du Rite Ecossais Rectifié, Ivoire-Clair, 2005.

Les Maitres du Secret - vient de paraître...

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Je vous signale  un nouveau numéro  de la série

Le Point - Réferences,

consacré aux MAITRES DU SECRET.

 

couv-hs-secret-jpg_2099814.jpg

 

A l'affiche, des textes d'introduction aux courants ésotériques et à leurs sources depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours, des articles de Michel Maffesoli, Walter Burkert, Alejandro Jodorowsky, Jean-Pierre Brach, etc., ainsi que des extraits d’œuvres des grands auteurs de ce domaine (Clément d’Alexandrie, Boehme, Paracelse, Eliphas Lévi, Blavatsky, Schuon, etc. ) avec un décryptage par un spécialiste du sujet pour chacun d’entre eux.

 

J'ai personnellement contribué pour l'introduction générale à la période de la Renaissance aux Temps modernes ( "A la recherche d'un autre monde" ) et pour le choix et éclairage de trois textes :

 

- André Michel Ramsay - Le Discours ( 1736)

- Louis-Claude de Saint-Martin - L'homme de désir (1791)

- Joseph de Maistre - Les soirées de Saint-Petersbourg (1821)

 

A lire sans modération...

En revenant de Lausanne...

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Hier, samedi, j'ai passé la journée à Lausanne, à l'invitation de quelques loges de la Grande Loge Suisse Alpina, dont Les Frères Inconnus de Memphis, pour évoquer un sujet brûlant, si j'ose dire : l'avenir de la franc-maçonnerie...

Bien sûr, je n'étais pas là pour assommer l'assistance en lui infligeant une conférence qui aurait pu s'intituler "la franc-maçonnerie selon ma Grande Loge pour le siècle qui vient"...ou quelque chose du même style. Ce genre d’égocentrisme maçonnique - et de présomption un peu méprisante -, qui donne à penser que ce que l'on fait chez soi est la seule norme envisageable et donc le modèle de l'avenir, en tout cas la seule chose à laquelle on puisse consacrer un peu de temps et d’attention, relève d'un "provincialisme maçonnique" (toutes mes excuses pour les Frères et les Sœurs "de province" - nous le sommes tous un peu -, cela ne les concerne pas : le mot est pris ici dans son sens littéraire classique !), disons d'un particularisme intellectuel et pour tout dire d'une étroitesse de vue qui malheureusement rend compte de beaucoup de querelles ridicules qui sévissent dans le monde maçonnique français actuel.

Le fait de franchir les Alpes et d'aller respirer l'air helvétique, si consensuel et si serein, permet de prendre de la hauteur, à tous les sens du terme - disons, de s'y efforcer !

Il ne peut être question de résumer ici une conférence d'une heure, mais je voudrais partager avec vous quelques idées simples sur ce sujet.

La première est qu'on ne peut décrypter et comprendre le présent sans jeter un coup d'œil un peu informé et aussi impartial que possible - je n'ose dire "objectif" - sur le passé de notre vénérable institution. Il est en effet certain que, au regard de ce qui se passe de nos jours en Europe continentale, elle se lit à travers deux courants qu'on peut juger diversement mais dont on ne peut méconnaitre l'existence :

  • le premier, fondateur à divers égards, reste prédominant dans le monde maçonnique anglo-saxon - et donc dans le monde maçonnique tout court puisqu’il représente l'écrasante majorité de ses effectifs : la franc-maçonnerie, nullement « ésotérique » (ou si peu !), est une institution qui ritualise des valeurs sociales consensuelles, promeut une certaine vision morale de la société, essentiellement fondée sur des valeurs religieuses intégrées à l'histoire sociale des pays concernés (en un mot : l’éthique protestante), et met en relief l'action philanthropique et caritative comme l'action maçonnique par excellence - au passage, point ici de préoccupation spécifiquement "spirituelle" car, comme l'a rappelé récemment un haut dignitaire anglais: "pour ça, il y a les églises..."
  • le second courant, précisément né en France d'où il s'est répandu un peu ailleurs, sans doute apparu très discrètement dès la fin du XVIIIème siècle dans quelques loges, mais surtout développé à partir du milieu du XIXème siècle, est en fait le produit de l’évolution politique, sociale, intellectuelle et religieuse de la France de ce temps-là : hostile à tous les cléricalismes politiques et religieux, il met en valeur la liberté de l'esprit - je préfère cette expression à celle de "liberté de pensée", tellement galvaudée que parfois on ne sait plus très bien ce qu'elle veut dire...et qui souvent veut dire tout autre chose que ce que l’on croit ! Paradoxalement, c'est ce courant qui insiste sur la "spécificité" de l'initiation, et surtout c'est lui qui voit dans l'action au sein de la cité l'aboutissement inéluctable de « l'engagement maçonnique".

Mon propos n'est évidemment pas ici de revenir, pour le n-ième fois, sur l'opposition entre la maçonnerie "traditionnelle" et la maçonnerie "libérale et adogmatique (?)", mais d'interroger les sources de cette opposition que l'on caricature trop souvent.

Je voudrais simplement rappeler qu'elle ne recoupe nullement l'antagonisme entre la franc-maçonnerie dite "régulière" - au sens anglo-saxon du terme - et celle qui ne l'est pas, mais qu'elle n'épouse pas non plus les contours si découpés et si mouvants du paysage maçonnique français : les frontières passent ici largement au sein des Obédiences bien plus qu’entre elles : ce n’est donc pas en signant des traités, en créant des confédérations ou en fermant la porte de quelques temples de plus, qu’on résoudra cette équivoque historique essentiellement propre à notre pays…

Le plus intenable des paradoxes consisterait justement à soutenir que cette évolution française de la franc-maçonnerie – dont viendrait tout le drame – ne serait lié qu’au « génie » français, passionné, souvent fantasque et passablement brouillon – ce qui n’est pas entièrement faux, du reste – et qu’il faudrait le guérir de ses tares inextirpables pour que tout redevienne simple. Lorsque l’on cesse de considérer les francs-maçons anglo-saxons comme des habitants de la planète Mars, des êtres de raison sur lesquels on fantasme davantage qu’on ne réfléchit, et qu’on dialogue avec eux, on s’aperçoit des convergences bien plus que des différences avec leurs Frères (et Sœurs !) de France. La question n’est pas celle que prétendent résumer des oppositions binaires et tranchées : spiritualité/pas spiritualité, sociétal/symbolique, etc. C’est ce qu’on voudrait nous faire croire, mais la réalité est bien complexe – le GADL’U en soit loué !

Pour ceux qu’une analyse plus longue intéresserait, je me permets de renvoyer au chapitre assez détaillé que j’ai consacré à « L’avenir de la franc-maçonnerie » dans le volume collectif dirigé par J.-L. Maxence,  paru dans la Collection Bouquins il y a quelques mois.

Pour l’heure, je me contente d’en extraire la conclusion qu’on trouvera ci-après. Soyons certains que, dans les mois qui viennent, l’actualité nous contraindra à y revenir encore…

 

L’initiation maçonnique a-t-elle un avenir ?

Pour « ceux qui croient au ciel », il y avait – et il y a encore – les églises ; pour ceux qui n’y croient pas – ou n’en veulent plus – mais désirent pourtant conférer un sens à leur vie, il y aussi les partis politiques, l’action syndicale, l’engagement associatif – voire le divan du psychanalyste. Quelle est aujourd’hui – et quelle sera demain ! –, dans un pays comme la France singulièrement, la place de l’initiation maçonnique ?

On a vu que la courbe des effectifs, dans notre pays, n’a cessé de s’élever depuis une trentaine d’années. Faut-il donc la prolonger et prédire un envol numérique de la franc-maçonnerie ? Nul ne peut le dire mais on peut au moins envisager les facteurs qui pourraient modérer ou simplement moduler cet enthousiasme arithmétique.

D’abord parce que l’évolution économique et sociale contemporaine, qui rend les hommes moins disponibles et moins sereins, la mutation culturelle qui substitue le règne de l’éphémère et de l’image sans lendemain à la contemplation méditative de l’icône ou à la réflexion sur les textes que le temps avait consacrés, l’invraisemblable « bougisme » qui contraint les individus à une course folle et permanente, tous ces traits de la civilisation de l’incertitude, de l’apparence et du jeu sont a priori peu favorables à la prospérité d’une démarche mesurée, attentive et patiente comme celle que propose la franc-maçonnerie.

Ensuite parce que, l’actualité l’a tragiquement montré depuis quelques années, le besoin de retrouver des racines spirituelles ou traditionnelles trouve souvent son aboutissement dans les intégrismes religieux de toutes sortes qui, tout en s’opposant avec violence, s’accordent généralement sur un point : la franc-maçonnerie est un ennemi à abattre. Une autre impasse caricaturale est encore représentée par les sectes qui, elles, n’ont jamais tant proliféré.

Enfin parce que les références culturelles et philosophiques sur lesquelles repose le corpus symbolique et rituel de la franc-maçonnerie, empruntant aux sources essentielles de la tradition judéo-chrétienne, fût-ce au simple titre de mythe fondateur et d’allégorie suggestive, font aujourd'hui l’objet d’un discrédit inquiétant qu’alimentent surtout une ignorance et une inculture qui s’aggravent dans les générations les plus récentes.

Pourtant, si l’on veut bien y songer un instant, toutes ces causes d’un possible effacement de la perspective initiatique dans l’esprit de nos contemporains – notamment dans un pays aussi sécularisé que la France du XXIème siècle –, sont peut-être autant de chances à saisir, voire de défis à relever pour une franc-maçonnerie à nouveau confiante et consciente de ses potentialités. Observons simplement que, depuis la fin du XIXème siècle, les acquis de l’anthropologie culturelle ont montré l’impressionnante permanence du schéma initiatique dans à peu près toutes les sociétés et suggèrent qu’il constitue peut-être l’un des invariants les plus saisissants de la condition humaine. Dotée d’une structure étonnamment stable à travers les siècles et les continents, à peine variable dans son fond mais sous des masques et des représentations multiples, l’initiation a jalonné toutes les étapes de la civilisation. Pourquoi notre monde « postmoderne » en serait-il dépourvu ? Pourquoi n’y trouverait-elle plus sa place pour répondre à des questionnements eux aussi intemporels ?

Abandonnons ici résolument l’habit du devin que revêt toujours, plus ou moins consciemment, quiconque prétend trouver dans le présent une préfiguration de l’avenir. Gardons-nous aussi de prendre pour des réalités probables nos désirs comme nos angoisses. Restent alors l’éternelle énigme de la vie humaine et l’irrépressible interrogation sur les origines, le sens et la fin des choses qui, un jour ou l’autre, s’empare presque immanquablement de chaque être humain. Les efforts combinés, tantôt solidaires, tantôt contraires, de la philosophie et de la spiritualité n’ont pu en épuiser le secret en quelques dizaines de siècles de pensée humaine déchiffrable.

L’initiation peut donc encore proposer sa contribution : celle du premier et du dernier pas.

L'Installation secrète du Vénérable : de la Grande-Bretagne à la France, les étapes d'une histoire (6)

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8. Le Rite Ecossais Ancien et Accepté et les Tuileurs de l'Ecossisme au début du XIXème siècle.

Au début du XIXème siècle, la maçonnerie française prend un visage qui préfigure nettement ce qu'elle sera un siècle plus tard. L'introduction du REAA est un des événements les plus remarquables.

Il ne faut pas douter que les introducteurs du REAA en France, en 1802, parfaitement familiers, pour leur part, de la maçonnerie des Antilles anglaises - dominée depuis ses origines par les usages de la Grande Loge des Anciens - connaissaient aussi très bien l'Installation secrète et nombre d'entre eux l'avaient sans aucun doute reçue. Malgré cela, le Guide des Maçons Écossais, imprimé vers 1820 mais dont le texte remonte à 1804, et dont les trois grandes bleus sont largement inspirés - mais avec des altérations significatives - des schémas des Trois Coups Distincts (The Three Distinct Knocks - 1760) qui en constituent à l'évident la source première - bien que non exclusive -, ne mentionne pas la pratique de l'Installation secrète, simplement parce qu'elle était alors à peu près complètement étrangère, comme on l'a vu, à la tradtion française, aux exceptions près que nous avons évoquées plus haut. En l'absence de cette rasions culturelle, la version la plus ancienne des trois grandes bleus du REAA en France aurait naturellement pu être couronnée par l'Installation secrète.

 

 

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Le Tuileur de Vuillaume connait le grade de Past Master...

 

 

Si les Tuileurs les plus classiques de l'Ecossisme en France au XIXème siècle, celui de Delaulnaye (1813) et celui de Vuillaume (1830), évoquent bien, à propos du 20ème grade, à l'époque pourtant déjà tombé en désuétude dans la pratique courante, le fait qu'il renvoie à la qualité ancienne de "Maître ad vitam" des loges du XVIIIème siècle, en revanche on ne sait pas si l'affirmation particulière de Vuillaume selon laquelle des fragments de ce grade étaient utilisés dans certaines loges, en ce début du XIXème siècle, pour un Installation, est réellement fondée et s'il faut y ajouter foi. Elle n’a, en tout état de cause, à ma connaissance, jamais trouvé de confirmation documentaire dans les archives des loges de l'époque. Si cette pratique a réellement existé, ce qui reste douteux, elle n'a cependant pas connu de développement important, ni donc de postérité.

Un fait curieux et très intéressant doit cependant être noté, toujours dans le Manuel maçonnique de Vuillaume. Il mentionne, juste après le grade de Maître, et uniquement pour le REAA (et non pour le Rite Français), un grade de "Past-Master, ou Maître passé, donnant la faculté de présider les Loges", cette formulation anglaise se référant évidemment à la qualité des Anciens Vénérables selon la terminologie britannique. Il est également précisé que

" ce grade, qui n'est point inséré dans la série des trente-trois degrés, n'est en effet que le complément de la maîtrise, et doit être compris dans la première classe" [c'est-à-dire dans les grades symboliques et non les hauts grades]."

ce qui est bien, en effet, conforme à la doctrine britannique, on l'a vu.

Or, le mot, l'attouchement les batteries et les lettres figurant sur le bijou, tels que décrits par Vuillaume, ne se rapportent nullement au Maître Installé, mais sont ceux du Maître Maçon de la Marque, lui aussi d'origine britannique. En revanche, Vuillaume indique également en bas de page qu'une version alternative du mot est "Jibulum, ou Chibulum", ce qui est une corruption assez classique, souvent retrouvée, du mot en G. de Maître Installé - d'une loge bleue. On ne sait donc trop comment interpréter ces donnés fragmentaires et contradictoires. Cela pourrait cependant bien être le témoignage d'une connaissance, certes déjà altérée, car sans doute sans pratique réelle significative, de données empruntées à cette maçonnerie des Iles qui, dans le Rite d'York, comporte en effet, l"un après l'autre, le grande de Mark Master (dont il est dit qu'il est "nécessaire pour présider un loge de maçons opératifs") et celui de Past Master - on connait du reste des versions française de ces grades, venant de l'Ile de Saint Dominique en 1806...

 

 

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L'échelle du Rite d'York : Mark Master (4ème) et Past Master (5ème)

 

 

Tous ces faits attestent, sans qu'on puisse en dire davantage, qu'une certaine connaissance de l'Installation anglaise existait encore à Paris, dans les milieux proches du REAA, dans le premier quart du XIXème siècle, comme elle se trouvait aussi parmi la maçonnerie "écossaise" primitive dans la deuxième moitié et surtout le dernier tiers du XVIIIème, je l'ai déjà signalé. A chaque fois fois elle fut liée à une intervention plus ou moins directe de la maçonnerie britannique. Cette connaissance, alors déjà confuse, était cependant manifestement en voie d’effacement en France. Elle y disparut ainsi pendant le XIXème siècle.

Jusque dans les premières années du XXème siècle, toute référence à l'Installation secrète anglaise est donc restée inconnue de la pratique maçonnique française.  (à suivre)


La franc-maçonnerie est-elle en deux, trois ou quatre grades ?... (1)

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Beaucoup connaissent, sans doute, le passage fameux qui figure dans l’article II de l’acte d’Union de 1813 qui vit la naissance de la Grande Loge Unie d’Angleterre – par fusion de la Grande Loge des Modernes de 1717 et de celle des Anciens, apparue en 1751 : « La maçonnerie pure et ancienne est composée de trois grades et pas davantage, à savoir ceux d’Apprenti Entré (Entered Apprentice), de Compagnon du Métier (Fellowcraft) et de Maître Maçon (Master Mason), y compris l’Ordre Suprême du Saint Arc Royal de Jérusalem (Royal Arch) ».

On a souvent commenté, avec un léger sourire, la formulation délicieusement équivoque, illustration de la « logique floue » si propre aux anglo-saxons, qui évoque ainsi la notion de « trois, et trois seulement, y compris le quatrième » ! Tel n’est pas ici mon propos. Cette conception qui cache, en l’occurrence, beaucoup de conflits de l’histoire maçonnique anglaise non (ou mal) résolus en 1813, a une portée bien plus générale.

 

 

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L'acte d'Union de 1813: "Trois grades et pas davantage..."

 

Tout maçon français a en effet entendu, plus d’une fois dans sa vie et souvent dès le début de sa « carrière » maçonnique, que la maçonnerie symbolique « culmine » avec le grade de Maître « qui est le dernier de maçonnerie symbolique et confère tous les privilèges de la maçonnerie ». Sous des mots parfois différents, c’est bien la même idée qui est convoyée.

Dans un post précédent j’ai déjà évoqué, et je n’y reviendrai pas ici, une partie de ce que révèle cette conception : une certaine méfiance envers les hauts grades – réticence, voire hostilité, dont les motivations sont du reste très diverses – et de toute façon, la volonté très nette, surtout en France, de marquer une franche césure entre ces derniers et les trois premiers grades, lesquels sont supposés former un monde en soi.

Or, un regard un peu attentif sur l’histoire maçonnique, et sur l’histoire du développement du système des grades symboliques en particulier, montre que cette vision des choses et doublement erronée. En premier lieu parce que les trois premiers grades ne sont nullement homogènes et ne se sont associés que par l’addition de deux sous-systèmes (les deux premiers grades d’un côté, puis le troisième de l’autre), ensuite parce que toute l’histoire maçonnique démontre de façon assez frappante que ce que les anglais appelaient en 1813 « la maçonnerie pure en ancienne », est bien en quatre grades, et non en trois, et cela presque depuis les origines de la maçonnerie spéculative organisée…

1.       La maçonnerie est en deux grades

Le plus ancien système maçonnique connu, celui que l’on pratiquait en Écosse à la fin du XVIIème siècle, et dont a hérité la première Grande Loge de Londres jusque vers 1725 au plus tard, est un système complet en deux grades, il n’y a pas le moindre doute à ce sujet.

Dans la pratique écossaise, au sein d’une maçonnerie encore largement professionnelle – mais pas nécessairement « opérative » car elle comprenait déjà de nombreux métiers sans caractère artisanal, comme de petits commerçant et de petits fonctionnaires locaux – on recevait dans la loge le premier grade : celui d’Apprenti Entré. En fait, pour les « vrais » ouvriers du métier, ce grade n’était pas celui que l’on conférait à un tout jeune homme sans expérience. Pour être reçu Apprenti Entré, il fallait déjà plusieurs années de pratique auprès d’un Maître bourgeois, chez qui l’on avait été simplement enregistré ou immatriculé (registrered or booked). En d’autres termes, l’Apprenti Entré n’était pas un néophyte dans son métier. Mais il était alors – et alors seulement – « entré » dans la loge. Il pouvait alors quitter son Maître et trouver de l’emploi.

Pour beaucoup d’artisans, au XVIIème siècle, la « carrière » maçonnique s’arrêtait là, du reste ! Ils personnifiaient en quelque sorte, sans le savoir, cet idéal de modestie maçonnique qu’on entend si souvent évoquer dans nos loges : celui de « l’éternel Apprenti » !

 

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"Eternel Apprenti ?"  - En Écosse, au XVIIème siècle, c'était souvent vrai...

 

Donc, dans cette maçonnerie « opérative » d’Écosse – à ne pas confondre avec la « maçonnerie écossaise » – la maçonnerie ne consistait même tout simplement qu’en un seul et unique grade…

Mais souvent on pouvait, après quelques années, accéder au grade de Compagnon du Métier. Une seconde cérémonie, dont les détails nous sont connus, le permettait. Cela ne conférait rien de plus dans la pratique quotidienne du métier. Ce grade n’avait en fait qu’un seul avantage : il donnait la possibilité de devenir Maître de l’Incorporation – la Guilde des Maîtres bourgeois. C’est pourquoi nombre d’ouvriers, sans fortune et sans moyens, ne jugeaient pas « utile » d’accéder à ce grade car la perspective de venir « Maître » de l’Incorporation – un statut purement civil, sans cérémonie particulière – leur était à peu près interdite.

Mary's Chapel, Edinburgh - La plus vieille loge du monde...

 

Un premier point mérite ici d’être souligné. Dans la pratique écossaise, un maçon « régulier », si l’on peut dire – disons : professionnellement en règle et seul capable d’être employé par un Maître de l’Incorporation – devait avoir été reçu dans la loge. Les autres « maçons de la campagne », dénommés cowans en Écosse, ne jouissaient pas de ce privilège de l’emploi et se trouvaient réduits à des travaux subalternes. Or, pour prouver la qualité d’Apprenti Entré – le minimum nécessaire –, en un temps ou l’écriture n’avait pas la diffusion qu’elle a acquise depuis lors, on confiait au nouveau reçu un mot, le Mot du Maçon (Mason Word). Et ce mot, donné à l’Apprenti, était en réalité composé des deux mots J et B, connus aujourd’hui pour être diversement mais toujours séparément donnés, l’un à l’Apprenti, l’autre au Compagnon.

En 1691, le pasteur Robert Kirk, rapportant les coutumes de l’Écosse, parle du Mot du Maçon comme « d’une tradition rabbinique en forme de commentaire sur le nom des deux colonnes Jakin et Boaz qui étaient placées à l’entrée du Temple du roi Salomon à Jérusalem ». On le voit : le premier système maçonnique est un système en deux grades dont les secrets essentiels – et souvent les seuls qu’on estimait utile de posséder – étaient renfermés dans le premier !

Le second point qui mérite d’être souligné concerne la dénomination exacte du deuxième et dernier grade de ce système le plus ancien : on l’appelait « Fellowcraft or Master ». Comprenons bien : il ne s’agissait pas de deux grades distincts, mais d’un seul et même grade qui portait ensemble deux noms.

Dans le contexte écossais, on comprend sans difficulté ce que cela signifiait : en étant Compagnon du Métier (Fellowcraft) dans la loge, on devenait éligible à la fonction de Maître (Master) dans l’Incorporation. En d’autres termes, un Compagnon du Métier était ainsi un Maître en puissance. Mais cette dernière qualité ne lui serait jamais conférée par la loge, mais seulement par la Guilde des Maîtres – s’il avait la chance d’y être un jour admis…

Or, lorsque ce système fut exporté vers l’Angleterre, à Londres au début du XVIIIème siècle, il y fut d’abord pratiqué d’une manière sans doute très proche « rituellement », mais avec une différence de taille : la dualité d’appellation « Compagnon ou Maître », parfaitement explicable dans le contexte écossais, n’avait plus guère de sens à Londres où cette alliance de la loge et de l’Incorporation n’existait pas, l’organisation du métier de maçon y état tout à fait différente.

C’est peut-être pour cette raison simple –  mais pas forcément suffisante ! – que l’idée a pu naître que le « grade » de Maître (jusque-là le mot « grade » n’existe pas dans les textes maçonniques) était un complément nécessaire. C’est à Londres, dans des conditions encore mal élucidées, que ce grade va surgir. Pour autant, ce ne sera pas la naissance d’un « système en trois grades symboliques » qui en résultera, mais bien plutôt l’ajout d’un grade d’une nature entièrement différente et, pendant longtemps, administré séparément comme tel : le grade purement spéculatif de Maître Maçon… (à suivre)

Faut-il "marquer les angles" ?

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Une origine anglaise

Cette question est souvent posée car cette pratique, qui consiste à faire un léger arrêt pour former avec les pieds un angle droit lorsqu’on déambule autour de la loge, reçoit souvent des interprétations à la fois abusives et tout simplement erronées.

Il faut d’abord rappeler un fait très simple : l’usage de « marquer les angles » est d’origine purement anglaise – cela se dit « squaring the lodge » – et fut parfaitement inconnu de la tradition maçonnique française pendant tout le XVIIIème siècle, encore au XIXème et même pendant une bonne partie du XXème siècle…

 

 

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A cette époque, un maçon français ne savait pas ce que signifiait "marquer les angles"...

 

 

Et encore, le squaring n’est-il pas universel ni observé de temps immémorial en Angleterre même : on ne le pratique que pendant les pérambulations du candidat, lors des cérémonies de réception aux trois grades, sous la conduite du Deuxième Diacre au premier grade et du Premier Diacre pour les deux grades suivants. En toute autre circonstance, on se déplace librement dans une loge anglaise, sans marquer les angles ni d’ailleurs respecter un sens de déambulation particulier. Dans la plupart des loges – mais pas dans toutes – l’espace central de la loge est d’ailleurs libre, car il n’y a pas de tableau au sol ni de chandeliers ou de colonnes au milieu de la loge. On sait en effet que le tableau du grade, en Angleterre, repose le plus souvent contre le plateau du Deuxième Surveillant, lequel siège au sud – mais c’est un usage que ne prescrit officiellement aucun rituel anglais.

Les meilleurs spécialistes du rituel, outre-Manche, de H. Inmann à Harry Carr en passant par E. H. Cartwright, ont plusieurs fois rappelé que cette façon de se déplacer ne doit pas donner lieu à des mouvements mécaniques qui confinent au grotesque. Il s’agit, soulignent-ils, de marquer avec un peu de gravité la solennité des cérémonies et non de singer on ne sait quel exercice militaire ou de se livrer à des contorsions inesthétiques. Il semble en fait que le squaring ne se soit vraiment répandu en Angleterre qu’après l’Union de 1813 qui a tendu vers une certaine standardisation du rituel, avec la montée en puissance de loges d’instruction comme la Loge de Perfectionnement Emulation de Londres, raffinant toujours davantage et visant à une perfection formelle toujours plus grande. Les auteurs anglais signalent aussi que certaines loges ont tendance à étendre le squaring mais que tout abus en ce domaine est à proscrire. Dans nombre d’autres cérémonies maçonniques que celles de réceptions aux trois grades (dédicace de locaux maçonniques, consécration de loges) on peut aussi observer à l’occasion de tels déplacements « à l’équerre ». Encore une fois, la tendance anglaise est de privilégier la retenue et de ne pas en faire un système.

La pratique de marquer les angles n’a en tout cas jamais fait partie des usages maçonniques français, ni dans le Rite Français – le plus ancien dans notre pays, dérivant du système de la première Grande Loge de 1717, introduit en France vers 1725 – ni dans le Rite Écossais Rectifié, très précisément codifié à la fin du XVIIIème siècle avec un grand raffinement rituel, toujours pratiqué de nos jours, et qui l’ignore absolument. On pourrait encore citer d’autres Rites disparus.

 

 

Ces dignes Frères ne "marquent les angles" autour du tapis que pendant une Cérémonie - et seuls le Candidat et le Diacre qui l'accompagne s'y astreignent...

 

Une ancienneté … très récente !

La question se pose alors : quand et pourquoi a-t-ton introduit cet usage en France ? La plupart des textes demeurent muets mais il est assez facile de déduire que, comme beaucoup de pratiques rituelles jugées « très anciennes » dans certains Rites – comme le REAA notamment –, cela ne remonte guère au-delà des années 1950…

A cette époque la maçonnerie française, se relevant difficilement du traumatisme de la guerre, a commencé une réflexion sur elle-même, tant à la Grande Loge de France qu’au Grand Orient, les deux Obédiences alors très largement dominantes. Une volonté de « retour aux sources » s’est manifestée un peu partout et elle a pris des formes très diverses. On peut en donner quelques exemples.

La Bible, qui avait disparu de l’immense majorité des loges de la GLDF, fut de nouveau rendue obligatoire en 1953, et l’année précédente, un nouveau rituel y avait introduit l’allumage rituel des flambeaux, ce qui ne s’était jamais vu au REAA. Mais le GODF ne fut pas en reste : dès le milieu des années 1950, alors même qu’on publie le rituel « Groussier » qui marque un retour vers des formes rituelles plus substantielles dans le Rite Français, un petit groupe de Frères, sous la conduite éclairée de René Guilly, y commence un travail d’archéologie maçonnique qui devait aboutir au Rite Moderne Français Rétabli – devenu ensuite le Rite Français Traditionnel – visant à retrouver les formes symboliques, et plus encore l’esprit, de la première maçonnerie française du XVIIIème siècle.

Le fait de marquer les angles, du reste non documenté dans les rituels de cette période, a dû apparaître en même temps, sans aucun doute d’abord à la GLDF, déjà soucieuse de « régularité » et songeant à copier certaines pratiques anglaises jugées plus « traditionnelles » – sur un fond de solide méconnaissance des antécédents historiques de ces pratiques…

Avec la foi des convertis, on est même allé bien plus loin que les Anglais, qui ont pourtant inventé le squaring : on s’est mis à l’utiliser pour tout déplacement en loge, et naturellement en dehors des cérémonies elles-mêmes. On a même vu, par la suite, des loges du GODF, suivant pourtant la tradition purement continentale du Rite Français, se mettre à l’adopter par « rigueur rituélique » !

Trêve de fraternelle ironie : c’est incontestablement un usage qui peut donner une certaine dignité dans les travaux, et c’est pour cela qu’il a été inventé. Il a été introduit originellement pour rappeler au candidat qu’il « trace » la loge par son parcours symbolique lors de sa réception aux différents grades. Si l’on veut en faire un usage constant, pourquoi pas ? Mais à condition de comprendre et de ne pas oublier qu’il s’agit d’une convention récente, que toute la tradition maçonnique française, depuis ses origines, s’en est passée, et qu’en ce domaine tout zèle intempestif risque fort de produire un effet contraire à celui qu’on recherchait…

 

Avec ou sans gants ?

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Je voudrais m’efforcer d’apporter quelques éléments de réponse à la question suivante : les gants sont-ils un symbole (ou un élément du décor) maçonnique parmi les plus importants, l’un de ceux sans lequel la maçonnerie perd une partie de son sens ? En un mot : sont-ils indispensables ?

Quand on interroge la tradition maçonnique la plus anciennement attestée, à travers les documents écrits let les sources iconographiques, le verdict est assez simple : la réponse est non…

Soulignons d’abord qu’aux Etats-Unis par exemple, ils sont pratiquement inconnus en loge bleue et que, lorsqu’on les porte, ils concernent surtout les Officiers. En Angleterre, leur port n’est absolument pas obligatoire en loge – même s’il est très répandu. Aux termes des Constitutions anglaises, c’est un usage qui dépend, théoriquement, de la décision du Vénérable de chaque loge – lequel, en pratique suit la tradition locale et le sentiment majoritaire de ses Frères. Dans les hauts grades anglais – on dit plutôt là-bas les side degrees–  les gants sont encore plus rares, sauf dans certains Ordres sur lesquels je reviendrai, mais où ils prennent cependant une sens tout à fait différent de celui qu’on peut leur accorder en loge bleue.

Mais revenons  à l’origine des choses…

Un héritage opératif ?

La première idée qui vient à l’esprit est que nous tiendrions les gants de nos « ancêtres » les maçons opératifs, et nombre d’auteurs ont rappelé des passages de textes médiévaux montrant que le Maitre devait fournir des gants à ses ouvriers…sauf que ça ne marche pas tout à fait !

L’inspection des sources iconographiques montre que les opératifs sont le plus souvent représentés sans porter de gants pendant leur travail et, du reste, il en est de même encore aujourd’hui, même si cela n’est plus conforme à certains règlements de « sécurité du travail ». Mais c’est là une autre histoire.

 

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Ont-ils des gants ?

 

Certes, les gravures ne sont pas des photos, elles n’en ont pas forcément la précision et surtout elles autorisent souvent des « libertés d’artiste », mais les premières gravures maçonniques montrant des réunions de loges ne font jamais apparaître clairement de gants. Si l’on ne disposait pas de certains textes, on en viendrait même à douter qu’ils aient été portés par les francs-maçons à cette époque ancienne.

 

 

 

 La Grande Loge de Londres en 1735 : toujours pas de gants...

 

L’apparition des gants

Il faut en effet reconnaitre que les gants ont en revanche une grande ancienneté dans les textes maçonniques.

Dès les Statuts Schaw (encore « opératifs ») de 1599, on voit que les « Fellows of the Craft » (Compagnons du Métier), lors de leur admission à cette qualité, doivent offrir une paire de gants…à tous les autres membres de la loge ! Au XVIIème siècle encore, à Melrose ou Aberdeen, dont les témoignages d’archives nous sont parvenus, ils doivent de même faire présent d’un « tablier de satin et d’une paire de beaux gants » à chacun de leurs Frères.  Cette règle était encore en vigueur à Haughfoot, en 1754, en plein cœur du XVIIIème siècle.

Du reste, les sources externes confirment ces usages : la divulgation intitulée A Mason’s Examination, publiée en 1723 dans la Flying Post de Londres, nous apprend que

« lorsqu’un franc-maçon est admis, il doit faire présent à la Confrérie d’une paire de gants d’homme et une autre de femmes, ainsi que d’un tablier de cuir… »

On voit donc ici, si l’on lit bien, que c’est l’inverse de ce qui se produira par la suite.

En effet, le témoignage suivant est français, et ce n’est pas n’importe lequel : la divulgation du Lieutenant de police René Hérault (1737), soit la plus ancienne description d’une cérémonie de réception aux grades d’apprenti et de compagnon en France. C’est là qu’on peut lire pour la première fois que le nouvel initié reçoit une paire de gants pour lui et une autre « pour celle qu’il estime le plus ». A partir de cette époque, de telles mentions se retrouveront, jusqu’à nos jours,  très communément dans les textes maçonniques français … mais pas dans les textes anglais ! L’usage de donner les gants au candidat – et d’en offrir aussi à sa compagne – serait-il une invention française ? Sur le second point, j’incline très fortement à le penser.

A ce propos, en Grande Bretagne, dans certains Ordres maçonniques, le port des gants est absolument obligatoire. C'est le cas chez les Knights Templar et les Knights of Malta. Leur modèle est parfaitement fixé mais leur signification est également tout autre : ils rappellent qu'ils servaient à tenir l'épée destinée à occire les infidèles...

Gants de Knights Templar

 

Enfin, il est inutile de préciser que, vers la fin XIXème siècle, toujours en France, avec la simplification des rituels dans toutes les loges, et sans doute jusqu’à l’avant-guerre, les Frères ne portaient souvent plus de tablier.  Il est évident qu’ils ne portaient pas davantage de gants : dans ma jeunesse maçonnique à la Grande Loge de France, au début des années 80, j’ai encore connu de vieux Frères qui s’y refusaient avec beaucoup de dignité…

Le sens et l’usage des gants

A la lumière de ces sources, rapidement évoquées, on peut s’interroger sur le sens qu’il faut accorder à a présence –  inconstante – des gants dans le décor maçonnique. Il est clair que la référence opérative est ici parfaitement dépourvue de pertinence : c’est même ici un total contresens. Il faut bien plutôt rapprocher ce présent des gants à leur statut social, au XVIIème ou au XVIIIème siècle (et jusque tard dans le XIXème siècle dans certains milieux) : une marque d’honneur, un signe d’autorité. C’est parce que les maçons se distinguent des autres qu’ils portent des gants, et non pour rappeler leur improbable origine ouvrière. Les enrichissements dont les Anglais ont pourvu les gants en loge, et particulièrement les impressionnants gauntlets– aujourd’hui encore utilisés dans certaines loges anglaises par les Officiers et toujours en Grande Loge –  sont à cet égard révélateurs et montrent bien que l’aspect honorifique et ornemental et « décoratif », l’a rapidement emporté.

 

 Deux Vénérables Frères anglais munis de leurs gauntlets

 

Notons aussi que les textes les plus anciens mentionnant les gants n’en disent pas beaucoup à leur sujet, ni sur leur signification même. Du moins pas avant 1730, dans la célébrissime divulgation, de Samuel Prichard, Masonry Dissected, qui révèle pour la première fois un système en trois grades séparés et distincts, culminant avec le grade de Maître. On y trouve la première version connue de la légende d’Hiram et l’on peut y lire que lorsque le cadavre du Maître eut été retrouvé,

« Quinze Compagnons du Métier assistèrent à ses Obsèques avec des Tabliers et des gants blancs ».

Il se peut donc que la fortune des gants dans la franc-maçonnerie spéculative soit plus directement liée à l’innocence que proclament les francs-maçons par rapport au meurtre du Maître Hiram.

Comme les gants sont, néanmoins, entrés dans la pratique maçonnique, leur usage soulève des questions concrètes. Parmi elles, la suivante : « Quand doit-on ôter ses gants en loge ? »

De nos jours la maçonnerie britannique, par exemple, y a répondu de façon explicite. Si les gants sont en usage dans une loge – ce qui, encore une fois, n’est pas une obligation – tous les Frères doivent les porter (aux USA, je l’ai dit, ce port est souvent limité aux Officiers de la loge) et ils ne doivent jamais les ôter, sauf pour les candidats pendant les cérémonies des trois grades (car ils vont prêter un serment sur le « Volume de la Loi Sacrée » la main droite nue) et aussi le Vénérable élu, identiquement, lors de son serment d’Installation.

Une autre question est souvent posée à propos de la chaine d’union, pratique habituelle en France mais à peu près inconnue en Grande-Bretagne : faut-il enlever ses gants avant d’y prendre part ? La réponse, si l’on veut bien y réfléchir, n’est pas si évidente…

L’habitude d'enlever les gants pour la chaine d’union, en France, me parait en fait procéder de deux réflexes bien plus que d'une réflexion appropriée ou d'une tradition sérieuse. Premièrement, on confond la chaine d'union avec le serrement d'une main pour saluer quelqu’un : les convenances exigent alors que l'on ôte son gant – sauf pour un militaire, car le gant fait partie de son uniforme. N'est est-il pas de même pour un maçon ? Du reste, lorsque deux Frères anglais se congratulent en loge, à l'occasion de l’installation du Collège des Officiers par exemple, ils se serrent la main (ils ne se font surtout jamais la "bise" !) et pour ce faire ils gardent leurs gants. Ensuite, il y a cette idée qui traine partout, même non formulée, selon laquelle la chaine d’union "transmet un fluide"à travers les Frères (ou Sœurs) et que les gants s'opposeraient à cette progression ! C'est à mon avis de la mauvaise littérature et si c'est la seule raison – non dite –  de retirer ses gants, alors c'est une mauvaise raison.
Qu’on les conserve ou non, je préfère qu'on se concentre sur le sens de ce qui suit : un moment de communion fraternelle...

 

Le mot de la fin....

 

apprenti de wirth.jpg

 ...même Oswald Wirth les a oubliés...

Un séminaire de maçonnologie ?

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Les lecteurs de ce blog le savent car je l’écris souvent dans ces colonnes, de même que je l’ai souvent dit dans les conférences que je propose en France à l’étranger depuis déjà d’assez nombreuses années : la franc-maçonnerie, c’est un sujet qui s’étudie…

La maçonnerie, ça ne s’apprend pas ?

En effet, je ne crois pas que l’on puisse acquérir une maîtrise un tant soit peu sérieuse, profonde et fructueuse de l’univers maçonnique, sans y consacrer un certain effort intellectuel. Ce n’est pas un gros mot ! Le franc-maçonnerie ne vient pas de n’importe où. Elle s’est constituée dans des circonstances historiques, culturelles, sociales et religieuses qui éclairent ses structures, son esprit et ses symboles. Ignorer tout ce contexte fondateur, c’est courir un risque majeur de passer à côté de ses significations essentielles et de commettre, à leur sujet, d’énormes contresens. Du reste, le spectacle de la franc-maçonnerie en France, depuis des décennies, en apporte la preuve parfois affligeante.

Certes, je ne méconnais pas l'argumentation (?) qu’on oppose généralement à ce discours : la franc-maçonnerie n’est pas une école du soir, ni une académie ou une société savante. Le savoir est d’ordre intellectuel, alors que la franc-maçonnerie vise à la connaissance qui se déploie dans le registre initiatique et spirituel, etc. Vieille antienne post-guénonienne qui, du reste, comporte évidemment une part notable de vérité, mais quelle conséquence pratique en tire-t-on ?

Dans n’importe quel domaine de l’activité humaine – y compris dans la pratique d’une religion ! – on ne peut rien faire sans une certaine compétence. Entendons par là qu’on a pris la peine de reconnaître le terrain, de situer les enjeux, de récapituler l’histoire du domaine dont on s’occupe. Ce sont là des évidences que tout le monde partage. Or, en franc-maçonnerie, rien de tel : tout est permis, y compris les délires les plus échevelés. On peut y parler de tout, sur tous les tons, y compris quand on n’a jamais pris la peine d’y réfléchir vraiment ou de se documenter.

Me dira-t-on que « le secret de l’initiation est  incommunicable » ? Sans doute, mais la franc-maçonnerie réside pourtant dans des rituels et des symboles qui s’originent dans la culture religieuse, philosophique et anthropologique de l’occident chrétien. Cela fait plaisir ou non, c’est un autre sujet, mais ne pas la reconnaître, ou mieux (pire ?), décider de l’ignorer, cela porte un nom : le révisionnisme historique. Ne pas l’intégrer – avec la liberté d’examen que chacun conserve – cela conduit tout droit  à la confusion intellectuelle.

 

 

 Est-ce un franc-maçon ?

 

Vous avez dit « maçonnologie ? »

C’est pour cette raison que depuis quelques décennies, une discipline a tenté de voir le jour : la maçonnologie. Je n’aime pas beaucoup le mot, mais il est désormais consacré par l’usage. Que désigne- t-il au juste ? Qu’on me pardonne de citer ici la définition que j’ai suggéré d’en donner dans le « Que sais-je ? » Les 100 mots de la franc-maçonnerie - c’est même la dernière définition proposée dans ce petit livre publié il y a quelques années avec Alain Bauer :

 

100. Maçonnnologie

 

Pendant longtemps, l’histoire maçonnique fut sinon exclusivement, du moins principalement écrite par des auteurs plus ou moins bien formés à la méthode historique, adversaires ou au contraire partisans  résolus de l’institution.

Depuis les années 1970, une « histoire laïque » de la franc-maçonnerie a pu naître. Entendons par là une histoire fondée sur les méthodes et les instruments de l’érudition classique.  Bien des mythes ont été détruits, bien des découvertes passionnantes ont aussi été faites sur les vraies sources intellectuelles de la franc-maçonnerie.
De ces recherches est née une discipline plurielle : la maçonnologie. Au confluent de  l’histoire, de la sociologie, de la philosophie, des sciences religieuses  et de l’anthropologie, elle s’efforce de saisir les invariant de la pensée maçonnique et de décrire ses structures jusque dans leur actualité, sans jamais s’y impliquer.

Regard distancié et critique sur une institution complexe et souvent mal connue, elle est aujourd’hui enseignée en divers lieux universitaires, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique, en Espagne et en Italie… mais toujours pas en France. A noter, cependant, la création réussie de l’Institut Maçonnique de France (IMF), structure associative indépendante qui accueille depuis 2003 les chercheurs de toutes les horizons maçonniques français.

 

Démarche souvent incomprise et parfois peu appréciée. C’est notamment celle que nous menons, avec toute l’équipe de la revue Renaissance Traditionnelle, depuis tant d’années, et qui fut saluée par les érudits maçonniques anglais : elle a été placée en tête des publications maçonnologiques actuelles, anglo-saxonnes comprises, lors d'un congrès en 2007 de la Cornerstone Society et elle a été également citée comme la plus importante dans son domaine selon la revue Freemasonry Today en octobre 2007.

 

 

Même à Manille !....et en France ?...

 

Cette démarche procède surtout  d’un changement de perspective qui oppose l’eticà l’emic

De l’emicà l’etic

Initialement empruntée aux études linguistiques, cette alternative de consonance bizarre est aujourd’hui largement utilisée dans le champ des sciences humaines. Eclairons-là en quelques mots – fût-ce au risque de la schématiser un peu.

La perspective emic est celle qui tente de comprendre « de l’intérieur » une démarche, une activité, un comportement, un code. C’est la langue qu’on parle, quand on est un locuteur naturel de cette langue ; le rite qu’on accomplit quand on ne s’interroge pas sur une tradition venue « du fond des temps » et qu’on met simplement en œuvre ; le geste qui s’impose à nous dans une situation émotionnelle donnée et qui nous a été léguée par notre éducation et fait partie de notre « schéma corporel ».  C’est, en quelque sorte, la vie saisie dans la spontanéité de son déroulement.

La perspective etic, c’est « l’arrêt sur image ». Le cliché ou l’enregistrement pris par l’ethnographe, document désormais pétrifié - pour le bon motif - et qui devient objet d’étude, s’offre à la déconstruction, à la comparaison distanciée, à l’analyse structurale. Elle n’abolit pas la vie (l’emic) mais elle lui adjoint une grille d’interprétation possible, détachée de tout a priori.

On voit quelle application nous pouvons en faire : le travail en loge, c’est l’emic de la franc-maçonnerie, et la maçonnologie sera son etic

Un séminaire

J’ai donc le projet, peut-être déraisonnable, de poser les bases d’une séminaire de maçonnologie, le tout premier du genre en France, et dont l’objet, au-delà de tout coloration obédientielle – une préoccupation qui m’est radicalement étrangère – et sans référence spécifique et encore moins exclusive à aucun Rite, proposerait des itinéraires documentés pour explorer les fondamentaux de la tradition maçonnique, en dehors de toute clôture idéologique – les « spiritualistes » contre les « adogmatiques », ou les « traditionalistes » contre les « libéraux » : toutes oppositions factices qui nous font perdre notre temps, nous éloignent des vrais sujets, et ne sont que des prétextes pour telle ou telle structure, de se présenter, selon une vieille obsession maçonnique, comme la plus ancienne, la plus authentique, la plus régulière, etc.

Je souhaiterais établir de séminaire sur un modèle académique, en mettant en œuvre deux types d’approche : 1. le contact et l’échange directs par des conférences « in real life » destinées à des groupes de travail, sur des thématiques précises balayées systématiquement pendant des mois – suivant une périodicité réaliste à fixer – 2. la mise à disposition sélective de textes et de documents de travail par le canal de ce blog ou d’un site dédié à mettre en place. Ces documents seraient accessibles par des mots de passe à ceux et celles qui auraient pris un engagement minimum de travail.

Comme tout séminaire, il pourrait comporter des activités complémentaires, des études « sur le terrain ». Au risque de déplaire ou de heurter certains - mais tel n’est pourtant pas mon but ! -  je ne pourrai proposer autre chose que des visites libres et sans engagement dans les Loges d’études et de recherches de la LNF où je poursuis, avec d’autres, ces travaux très spécifiques depuis des années.

Je comprends que de telles  procédures puissent rebuter certains et je respecte ce point de vue. Je ferai aussi observer que la maçonnerie américaine, dont on proclame souvent, avec un peu de condescendance, l’irrémédiable déclin et le faible niveau intellectuel, a créé dans certains États, un processus de « certification » qui s’apparente à celui de l’acquisition de diplômes universitaires : un programme de travail et des contrôles qui conduisent à une certification finale.

J’imagine sans peine les commentaires ironiques – voire offusqués -  de certains : « Comment ? Maintenant il faut passer des examens pour faire de la maçonnerie ? » Encore une fois, je ne cherche pas à convaincre quiconque ne souhaite pas l’être ! Je dis simplement que si la maçonnerie veut préserver sa dignité, sa profondeur, et finalement son avenir, elle ne peut demeurer « l’auberge espagnole » où l’on ne trouve que ce qui traîne ici ou là.

Si cette suggestion recueille l’intérêt d’un nombre suffisant de Frères et de Sœurs sincères et attachés à la franc-maçonnerie au point de lui consacrer quelques efforts sérieux et un peu de temps utilisé avec rigueur, alors nous pourrons peut-être voir naitre ce séminaire.

N’hésitez pas à me faire part de vos réactions (Bouton « Me contacter »)…et ne m’en veuillez pas si je ne réponds pas tout de suite. En fonction des opinions qui s’exprimeront, et dont j’effectuerai la synthèse, je pourrai ou non concevoir un projet plus précis et plus structuré.

Pendant ce temps le voyage continue : bonne navigation sur Pierres Vivantes  !

 

 

L'Installation secrète du Vénérable : de la Grande-Bretagne à la France, les étapes d'une histoire (7)

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(Voir posts précédents : 1,2,3,4,5,6)

9. L’Installation secrète d’origine anglaise en France, depuis le début du XXème siècle.

Jusque dans les premières années du XXème siècle, toute référence à l’Installation secrète anglaise est donc restée inconnue de la pratique maçonnique française.

En 1899, cependant, fut fondée sous les auspices de la Grande Loge de France une loge essentiellement composée d’Anglais en poste à Paris, l’Anglo-Saxon Lodge. Cette loge adopta assez naturellement le Style Emulation (Emulation Working) pour ses travaux, par dérogation à l’incontournable REAA. Il ne fait aucun doute qu’elle a pratiqué dès cette époque – et jusqu’à nos jours dans des conditions variables – l’Installation secrète, sans que cela, du reste, devienne pour autant une pratique générale ni même « régulière » dans cette obédience.

On possède sur cette époque un très intéressant témoignage d’Oswald Wirth. Ce dernier rapporte en effet dans la revue Le Symbolisme, qu’il avait fondée et qu’il dirigeait, en 1914 (n°17, p. 133) :

« Chaque année, l’Anglo-Saxon Lodge n°343 procède l’installation de ses officiers avec toute la solennité prescrite par le rituel anglais. Le nouveau Vénérable est, à cette occasion, initié aux mystères du Vénéralat en présence des seuls Frères qui ont déjà occupé la Chaire du Roi Salomon ».

L’Anglo-Saxon Lodge demeurait cependant un cas totalement isolé dans la maçonnerie française.

 

 Tablier anglais de Maître Installé

 

En 1913, à la suite des événements que l’on connait, fut fondée la Grande Loge Nationale Indépendante et Régulière pour la France et les Colonies Françaises (GLNIR), devenue Grande Loge Nationale Française (GLNF) en 1948. A l’époque de sa création, sa loge fondatrice, le Centre des Amis n°1, venue du Grand Orient de France, pratiquait le RER. L’Installation secrète y était évidemment inconnue. Dès les premières années, pourtant, des loges anglaises – et anglophones – travaillant en France se mirent sous la tutelle de la GLNIR et y pratiquèrent naturellement Emulation et l’Installation secrète, alors que les Frères français cette obédience – alors très minoritaires – ignoraient toujours cette pratique. Ce n’est qu’en 1926 que le rituel Emulation fut traduit en français pour que les loges francophones puissent à leur tour l’adopter. C’est alors seulement que, pour la première fois, des Vénérables français purent avoir accès à l’Installation secrète. Dans un premier temps, on considéra que c’était un usage réservé aux loges Emulation. Plus tard, il apparut que le fait de refuser à des Vénérables d’autres loges de l’obédience la possibilité d’accéder à cette qualité risquait à terme de créer des dissensions et des conflits. L’Installation secrète n’était cependant toujours connue que de la GLNF – hormis le cas spécial, particulier et isolé, de l’Anglo-Saxon Lodge à la GLDF.

Les Loges de la GLNF(Opéra), dénommée plus tard Grande Loge Traditionnelle et Symbolique Opéra, fondée en 1958 par scission de la GLNF (Bineau), poursuivirent naturellement, et poursuivent toujours, la transmission régulière, dans un cadre obédientiel, de l’Installation secrète qu’elles tenaient de la GLNF (Bineau).

 

 Bijou de Passé-Maître : son titulaire le portera toute sa vie

 

En 1961 fut établie une Association fraternelle des Maîtres Installés. Cette association se constitua en Loge de Maîtres Installés en 1967, puis en Loge Fédérale de Maitres Installés en 1971, rassemblant des membres de plusieurs obédiences. Cette Loge Fédérale contracta ensuite des liens étroits avec la Loge Nationale Française (LNF), fondée en 1968 par scission de la GLNF (Opéra), cette nouvelle Fédération de loges pratiquant aussi l’Installation secrète.

A partir de cette époque, puis dans le courant des années 1960-1980, des initiatives isolées contribuèrent à la diffusion le plus souvent non contrôlée de l’Installation secrète, dans diverses obédiences ou loges indépendantes, masculines, féminines et mixtes.

L’Installation secrète pose, on le voit, des problèmes historiques et traditionnels nombreux et complexes.

Sur le plan historique, certains points demeurent obscurs et ouverts à la recherche, en particulier quant aux sources et à la date précise de son apparition. On retiendra notamment que l’existence de grades français de contenu identique, dès 1745 environ, ne permet d’exclure aucune hypothèse a priori, y compris celle d’une origine continentale de cette cérémonie !

Sur le plan traditionnel en revanche, la pratique quasiment constante de cette Installation, sous des formes variées et mouvantes, depuis au moins la deuxième moitié du XVIIIème siècle en Angleterre et en Irlande, mais aussi à la même époque dans certaines loges françaises, montre bien  la permanence d’une préoccupation fort ancienne : celle de souligner l’éminente responsabilité du Vénérable Maître, et le caractère spécial de sa fonction.

Qu’il me soit ici permis, pour finir, de reprendre la conclusion que mon maître René Désaguliers proposait dans la tout premier travail  qu’il consacra à cette question en 1961 :

« Nos frères anglais ont été sages en maintenant et en remettant en vigueur le principe d’une cérémonie distincte réservée au Maître de Loge, et de secrets qui lui sont conférés par ses pairs. De plus, cette dignité demeurant attachée aux Passés-Maîtres, crée dans l’Ordre un groupe d’hommes dont la responsabilité initiatique et morale est accrue, ce qui ne peut avoir que d’heureux effets pour le maintien et la sauvegarde de la tradition maçonnique, but vers lequel doivent tendre, auyourd’hui plus que jamais, tous les maçons éclairés. »

Ces propos, en effet, que d’aucuns peuvent fort bien ne pas comprendre, ne me paraissent pas avoir perdu le moins du monde leur actualité…

La franc-maçonnerie est-elle en deux, trois ou quatre grades ?... (2)

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On a vu que pendant longtemps la maçonnerie avait été en deux grades– dont souvent seul le premier était reçu pour toute la vie !

Observons surtout  que ce premier modèle en deux « grades » – je rappelle que le mot anglais que l’on peut traduire ainsi, degree, ne fera pas irruption dans le vocabulaire maçonnique avant l’apparition du grade de...Maître ! – constituait un tout, cohérent et complet.

Quand on jette un coup d’œil attentif sur le rituel – certes présenté de manière sommaire, mais finalement assez suggestif pour qu’on puisse le commenter – du grade de Fellowcraft or Master, tel qu’il était pratiqué en Ecosse au XVIIème siècle (Ms des Archives d’Edimbourg, Ms Chetwode Crawley, Ms Airlie, Ms Kevan– de 1696 à 1714), on voit que ce grade comporte essentiellement deux éléments :

-  Une séquence rituelle dénommée « Five Points of Fellowship », ce que l’on peut traduire par « Cinq Points du Compagnonnage »  – mais évidemment sans aucun rapport avec le Compagnonnage français ! –, une salutation étrange, une étreinte furtive qui n’est alors associée à aucune légende et ne constitue jamais un rituel de « relèvement » de qui que ce soit ;

-  La transmission d’un mot dont la nature exacte n’est pas donnée dans les plus anciens textes écossais et qui, dans divers manuscrits ou divulgations, en Angleterre essentiellement, entre 1700 et 1725, se présente très souvent comme une variante d’une expression en M.B. dont la signification n’est jamais précisée.

 

Manuscrit-Graham-1726.jpg

 

Le Ms Graham

 

2. Comment est-on passé d’un système en deux grades à un système en trois ?

C’est dans la deuxième partie de la décennie 1720 que les signes de cette mutation apparaissent. Pour résumer les faits essentiels :

-  En 1725, à Londres, une association de musiciens francs-maçons admet plusieurs de ses membres – dont on sait qu’ils avaient déjà reçu le grade de Compagnon – au grade de Maître ;

- Un manuscrit daté de 1726, le Ms Graham raconte curieusement trois histoires légendaires sur des personnages bibliques : l’une concerne Noé, dont les fils relèvent le corps par… les Cinq Points !; l’autre porte sur Bezaléel – « l’architecte » du Tabernacle, le sanctuaire portatif des Hébreux pendant l’Exode au désert –, personnage dont on évoque « la langue qui ne révéla jamais [les secrets] », mais on ne nous dit pas de quel secret il s’agit, bien qu’on nous affirme qu’après sa mort « ils furent totalement perdus » ; enfin la dernière évoque Hiram, qui parait achever l’œuvre commandée par Salomon et…ne meurt pas violemment !  Superposez simplement ces trois histoires, dont on ignore l’origine et l’ancienneté : vous obtiendrez la légende d’Hiram !

- En 1730 une divulgation imprimée, Masonry Dissected, due à un certain Samuel Prichard, dont on ignore à peu près tout, révèle pour la première fois un système en trois grades séparés – le grade de Fellowcraft et celui de Master sont désormais parfaitement distincts – et nous donne la plus ancienne version connue de la légende d’Hiram, cette dernière servant désormais « d’explication » aux Cinq Points.

Pour autant, avait-on établi un système en trois grades ? Rien n’est moins sûr…

3. Deux grades… + 1 !

Ce qui frappe, c’est bien plutôt une séparation qui va persister pendant longtemps entre les deux premiers grades et le nouveau – qu’on hésite encore à nommer le troisième. On verra, dans les années 1730, et ce jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, des Loges de Maîtres (Masters Lodges) dont le seul propos est de conférer le grade de Maître. Elles se réunissent à des jours différents, en des lieux différents et généralement avec un Collège différent de ceux de la loge des deux premiers grades qu’on nomme souvent « Loge Générale » !

S’agit-il donc d’un « troisième » grade ou… d’un haut grade ? Sans compter que dans nombre d’endroits du pays, jusque fort tard dans le XVIIIème siècle, on ignorera totalement l’existence et en tout cas la pratique de ce « nouveau » grade.

Dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle, il finira par s’intégrer à la pratique maçonnique « habituelle », mais ce sera progressif en Grande-Bretagne même. En France, connu dès 1744 au moins, il va être d’emblée universellement adopté.

L’Union de 1813, en Angleterre, consacrera le « standard » des trois grades « distincts et séparés », tout en affirmant que la « maçonnerie pure et ancienne ne comprend que trois grades et pas davantage ». Mais de nombreux indices montrent que le statut du grade de Maître ne sera jamais tout à fait le même que celui des deux précédents. Par exemple :

- Dans les rituels du Rite Écossais Rectifié, dans le dernier quart du XVIIIème siècle, une loge de Maître est ouverte après une procédure simplifiée pour les deux premiers grades, la loge étant décorée et installé conformément au grade de Maître dès le début du rituel !

- Aux États-Unis, de nos jours encore, on ne travaille essentiellement qu’au grade de   Maître, pour des raisons essentiellement liées à l’affaire Morgan, survenue en 1828, mais surtout on ouvre directement la loge à ce grade…comme on le ferait pour un haut grade !

 

Constitutions 1723.jpg

 

 

4. Pourquoi le grade de Maître ?

Quelle nécessité poussa les concepteurs de ce grade – lesquels nous demeurent inconnus – à l’ajouter aux deux précédents ? On n’a pas de réponse certaine à cette question mais on peut formuler quelques hypothèses de travail.

La principale repose en partie sur un indice lié à une décision prise par la Grande Loge de Londres en 1723 et annulée en 1725.

L’article XII des Règlements de 1723 stipulait en effet que nul ne pourrait être admis « Maître et Compagnon du Métier que dans la Grande Loge. » Ce qui faisait de ce grade (alors le deuxième et dernier – une distinction d’exception. Pourtant, en novembre 1725, la Grande Loge décide que «  toutes les Loges pourront faire des Maîtres selon leur désir ». Cette fois, sans qu’on soit certain qu’il s’agissait d’un troisième grade alors naissant, il est clair qu’il échappait au statut d’exception que la Grande Loge semblait voir voulu donner, mais en vain,  à l’ancien grade de « Compagnon ou Maître »…

Certains eurent peut-être le désir, devant la diffusion extraordinaire de la maçonnerie à Londres pendant cette période – de quatre loges à Londres en 1717, on passe a plusieurs dizaines et plus d’une centaine en à peine vingt ans – de rétablir un lieu plus choisi, plus « aristocratique », où les maçons de plus haute extraction ou de plus grand savoir pourraient se retrouver « entre soi »… Ce fut peut-être l’un des premiers objets de la « Loge de Maitres ».

Un témoignage de cette époque renforce ce soupçon.  Dans un texte de 1730, Mystery of Free-Masonry, on nous apprend que « pas un Maçon sur cent ne peut s’offrir la dépense de passer la part du Maître… » N’est-ce pas là une marque évidente du caractère exceptionnel et très réservé que l’on voulait donner initialement à ce grade qu’on ne destinait manifestement pas à tout le monde – et qui n’était donc nullement le terme obligé de la « carrière » maçonnique ?

5. La fin de l’histoire ?

Dès la fin des années 1730, on va voir fleurir des hauts grades « primitifs » dont la plupart se nomment « Maître xxxxxxx » : Maitre anglais, Maître irlandais, Maitre élu, Maitre secret, etc. A chaque fois le fil narratif et le thème légendaire sont plus ou moins minces et « brodent » sur la légende fondamentale : on venge Hiram, on l’enterre, on le remplace…

Mais ce ne sont-là que des fioritures, si l’on peut dire. Le fond est généralement assez faible, même quand il est pittoresque – ainsi du grade de Maître irlandais, l’un des premiers hauts grades, qui s’inspire de coutumes funéraires chinoises !

Il y a cependant quelque chose de plus substantiel et de plus sérieux que le grade de Maître n’a pas réglé : un Mot a été perdu. Plus précisément, substitué, mais on ne peut plus l’utiliser et tout se passe comme s’il était perdu. On a le sentiment que la légende d’Hiram – qui connaitra sur ce point précis deux variantes fondamentales, j’y reviendrai plus tard – laisse un vide, une béance. Elle pose un problème non résolu par le seul remplacement du Maître.

La voie est alors « mécaniquement » ouverte pour qu’un jour l’on retrouve, restitue et rétablisse le « Mot originel ». Les deux premiers grades pouvaient se passer d’un troisième, on l’a vu. Le troisième ne parait pas pouvoir éviter le « quatrième (et « dernier ») grade » qui doit le compléter et l’achever. Un problème essentiel de toute l’histoire des premiers temps de la franc-maçonnerie spéculative, dans la décennie 1730-1740.

Car, pour le dire en quelques mots, la « maçonnerie pure en ancienne » est probablement depuis toujours en quatre grades – et pas seulement en Angleterre !… (à suivre)

Serge Moati questionne les francs-maçons...

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Je voudrais vous signaler l’émission que proposera Serge Moati, sur France 5, mardi 29 avril à 20h 35 : Mes questions sur la franc-maçonnerie.

Moati a décidé de faire un "docu" différent de tous ceux qui ont été diffusés au cours des années récentes : politiques, affaires, etc... Il a choisi d'interroger les francs-maçons pour tenter de comprendre "de l'intérieur'" ce qu'est la franc-maçonnerie...pour les francs-maçons !

On peut diversement juger la tentative, je témoigne en tout cas qu'elle a été faite honnêtement.

Je ferai quelques apparitions dans ce documentaire...

 

Mes questions sur

 

La franc-maçonnerie

Mes questions sur - La franc-maçonnerie
 

Résumé

Alors que la franc-maçonnerie est toujours source de fantasmes inépuisables, Serge Moati et Alice Cohen se lancent dans une immersion au cœur des Loges et posent un regard inattendu et intime sur cette institution. Franc-maçon jusqu'en 1982, Serge Moati évoque notamment son propre parcours. Il constate que la franc-maçonnerie n'a plus le même visage qu'il y a trente ans. Ils seraient 160 000 «frères» et «sœurs» aujourd'hui en France, contre 70 000 «initiés» en 1989. Le charme discret et secret de la maçonnerie opère donc toujours. Qui sont les francs-maçons des années 2010 ? Leur pouvoir et leur influence recouvrent-ils toujours la même réalité qu'autrefois ?

 


Une séminaire de maçonnologie ? Rapport d'étape...

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Je reviens brièvement sur la proposition que j'ai lancée récemment au sujet d'un séminaire de maçonnologie que j'envisageais d'organiser dans les mois qui viennent.

Je vous remercie des dizaines d'emails reçus et de nombreuses confirmations orales, m'encourageant à aller dans ce sens. Cela prouve que cette perspective intéresse et séduit de nombreux francs-maçons de tous horizons, soucieux de mieux comprendre la maçonnerie.

 

 

Au moment où le paysage maçonnique retentit à nouveaux d'imprécations appelant à des ruptures, à des ségrégations, au nom des "immortels principes", lesquels sont le plus souvent parfaitement méconnus, ou purement fantasmés,  par ceux qui tiennent de tels propos, l'approche maçonnologique, dépassionnée, scrupuleuse et éclairée, s'impose plus que jamais.

Continuez à me répondre - par écrit de préférence sur mon blog - , au cas où vous ne l'auriez pas fait, si ce projet retient votre attention. Je vais me mettre au travail pour structurer davantage cette idée, puisqu'elle rencontre une réel écho, et je vous en tiendrai régulièrement informés dans ces pages.

 

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Pierres vivantes : un an déjà...

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Un an déjà ! Voici un an qu’au cours d’un week-end du 1er mai, un peu désœuvré (?), j’ai subitement eu l’idée de créer un blog.

J’imaginais naïvement, en le commençant sans trop savoir où j’allais, qu’il me suffirait de placer quelques « posts » de temps à autre, pour mieux faire connaître des travaux que j’avais parfois publiés ailleurs, et d’autres que je n’avais jamais présentés. J’avais besoin de partager de petites notes, de gratter ces quelques coins de vernis craquelé qui masquent parfois l’image vraie de la franc-maçonnerie. J’espérais simplement que cela en intéresserait quelques-un(e)s.

J’ai été surpris du retentissement que cette initiative a connu ! Sincèrement. C’est aujourd’hui près de 20 000 connexions par mois, des dizaines de milliers de pages lues et, surtout, de nombreux messages qui me parviennent par le bouton « Me contacter ». Pourtant, on ne trouve ici ni potins ni cancans, et les sujets que j’aborde ne sont pas particulièrement faciles, certains sont mêmes un peu arides, il faut bien l’admettre ! Or, tout cela a donné un sens nouveau à mon travail

Depuis près de trente ans – mon premier article de recherche fut publié en 1985 dans Renaissance Traditionnelle – j’ai éprouvé une immense joie à étudier, défricher, découvrir les allées souvent obscures et très méconnues de l’aventure maçonnique qui se déploie depuis plus de trois siècles. J’ai eu le privilège d’en soumettre les résultats dans des articles, des livres, des colloques en France et à l’étranger, et bien sûr dans nombreuses tenues – au sein de la LNF à laquelle j’appartiens avec bonheur, mais aussi très souvent dans les loges d’autres obédiences (à peu près toutes les obédiences françaises, je crois). Pourtant, l’expérience personnelle de ce blog est très différente.

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L’internet peut être la meilleure comme la pire des choses : la blogosphère maçonnique en apporte chaque jour une démonstration saisissante. Alors que les trolls sévissent ici où là, laissant s’épancher leur persiflage, leurs imprécations ou même leurs insultes, donnant au passage un spectacle effrayant et une image profondément dégradée de la franc-maçonnerie, la relation que l’on peut établir avec les lecteurs d’un blog comme celui-ci est en revanche d’une autre nature. La franc-maçonnerie existe vraiment quand les francs-maçons trouvent les moyens de se parler sereinement et respectueusement de tout ce qui les passionne – y compris de leurs différences et même de leurs divergences !

Ici, les querelles de rites et les absurdes guerres picrocholines entretenues par certaines obédiences – mais pas toutes, Dieu merci ! – n’ont absolument pas droit de cité. Une seule vérité éclate aux yeux de tous : la maçonnerie est une réalité complexe…

Mes convictions maçonniques sont connues, je n’en fais pas mystère, je ne mets pas « ma bannière » dans ma poche. Mais je n’en fais pas un absolu, un horizon indépassable de la pensée maçonnique ! La distinction, parait-il essentielle aux yeux de certains, entre la « maçonnerie libérale et adogmatique » et la « maçonnerie spiritualiste et traditionnelle », me semble au contraire vide de sens quand on aborde le sujet d’un peu plus haut. L’histoire, quand on ne l’envisage pas à la manière de l’Encyclopédie soviétique de sinistre mémoire, en apporte le témoignage évident : la maçonnerie a toujours compté dans ses rangs des sensibilités très diverses. Nous sommes tous et toutes porteurs d’une partie de cette « tradition » qu’on peinerait à enfermer dans une définition trop simple.  Je propose ici à mes lecteurs d’en parcourir ensemble, sans engagement de leur part (ni de la mienne !), les chemins multiples et souvent déconcertants.

Je ne rêve pas, pour ma part, d’une maçonnerie unique et « obligatoire », qui imposerait à toutes ses loges, à tous ses membres, l’un ou l’autre crédo ; j’aspire plutôt à une maçonnerie plurielle, où chacun exprime avec ferveur et sincérité sa vision d’une institution souvent déroutante, d’une tradition multiforme, sans pour autant prétendre l’imposer aux autres. Oui, je suis un maçon qui croit en Dieu – que j’appelle le Grand Architecte de l’Univers, comme l’ont toujours fait les plus anciens maçons –, et cette référence est essentielle à la franc-maçonnerie que j’aime pratiquer, et je veux travailler dans un cadre maçonnique qui l’exprime clairement, mais je connais, et bien sûr je « reconnais », de nombreux autres Frères et Sœurs qui voient les choses autrement et qui me laissent le droit d’être comme je suis et de le dire, comme j’admets qu’ils empruntent une route légèrement différente de la mienne.

 

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L’histoire, qui relativise tout, la prise de distance philosophique, anthropologique – en un mot : la maçonnologie, l’etic de la franc-maçonnerie– nous permettent de nous retrouver, de juger sur pièces, de nous faire une opinion – de nous « édifier mutuellement », pour reprendre une métaphore à la fois évangélique et maçonnique. Vous observez que dans ce débat je ne parle pas de la distinction « régularité/non régularité », car elle appartient à un autre registre : celui de la diplomatie maçonnique. Il y a des maçons « réguliers » (ou « reconnus » au sens anglo-saxon, bien sûr) avec qui j’entretiens des relations fraternelles, intellectuelles et spirituelles de grande qualité. Je regrette évidemment de ne pouvoir les fréquenter en loge, mais ils ont leurs contraintes et je respecte leur choix. Il ne me scandalise pas si, du moins, ils ne me jugent pas eux-mêmes et n’ont pas le ridicule de dire, et moins encore de penser, que je ne suis pas aussi maçon qu’eux ! Il y a également des maçons – Frères et Sœurs – d’autres mouvances maçonniques que je rencontre, en loge et ailleurs, dont je ne partage pas toujours le point de vue ni la sensibilité – parfois même, j’éprouve de l’agacement à leur sujet, je l’avoue –, mais dont l’histoire, envisagée objectivement, démontre sans aucun doute possible qu’ils sont eux aussi co-héritiers d’une tradition maçonnique qu’ils lisent différemment de moi. C’est parfois dérangeant, c’est vrai, mais au fond cela me parait compréhensible et enrichissant pour tous.

Ce blog est donc celui d’un maçon « spiritualiste et traditionnel » que ne préoccupe aucun prosélytisme et qui ne décerne pas les bons ni les mauvais points de la franc-maçonnerie. Je mets à la portée de tous un travail dont je certifie l’honnêteté – ce qui n’exclut évidemment pas le risque de l’erreur – et la sincérité.

La générosité reste enfin une qualité maçonnique essentielle à mes yeux. Comme chrétien, protestant, je peux rencontrer et partager profondément avec tous les autres chrétiens, de quelque « obédience » qu’ils soient – même si certains m’agacent aussi pas mal ! – comme avec tous mes frères et sœurs en humanité. Comment, à titre de franc-maçon, établirais-je des barrières au nom des « principes » ou de la « doctrine » ? Franchement, de quoi nous parle-t-on ?...

 

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La franc-maçonnerie française va peut-être connaître, dans les mois qui viennent, des soubresauts obédientiels – une fois encore, une fois de plus ! Je suis d’ailleurs navré de devoir faire une très rapide allusion à ces questions qui, ordinairement, ne m’intéressent absolument pas. Mais la réalité nous rattrape parfois contre notre gré. Quoi que mes lecteurs puissent penser de ces gesticulations, j’ai l’espoir qu’ils placeront l’étude sérieuse et sereine de la franc-maçonnerie en dehors des caricatures et des postures, sur un plan nettement plus élevé. Et que nul n’oubliera que le mépris – quels que soient son masque et ses justifications prétendues – n’a pas sa place dans l’univers maçonnique.

S’ils partagent ce point de vue,  alors c’est pour eux tous que ce blog continuera d’exister et que je m’efforcerai d’y mettre à leur disposition des matériaux originaux et utiles, qui pourront servir à leur quête – cette soif de comprendre, non de posséder, de dominer ou d’avoir à tout prix raison –  qui est notre seul et véritable bien commun.

 

La franc-maçonnerie est-elle en deux, trois ou quatre grades ?... (3)

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6. La franc-maçonnerie n’est complète qu’en quatre grades !

J’imagine que certains de mes lecteurs, en voyant le titre de cette dernière section, vont sursauter…

« Bien sûr que non ! diront les uns, la maçonnerie « symbolique », tout le monde le sait, est en trois grades ! » (On a vu dans mes posts précédents 12  que ce fut loin d’être vrai pendant longtemps, dans la première franc-maçonnerie !). « Assurément, diront d’autres, il y a des grades au-delà (prenons garde  à ne pas dire « au-dessus », pour ne pas déclencher aussitôt les passions), mais ce sont des « hauts » grades – on dit parfois, pour ne fâcher personne, des « grades de sagesse » (Ah bon ? Les maçons « bleus » ne sont donc pas si sages ?  Alors tout s’explique – lire les blogs d’actualité maçonnique en ce moment !)…

Ce n’est pas du tout ce que je veux dire. Il faut distinguer la politique et l’administration maçonniques, d’une part, et la cohérence propre de la tradition symbolique de l’autre.

Après avoir largement, sinon méprisé, du moins négligé les trois premiers grades – notamment en France –, on en a fait la base essentielle de la vie maçonnique vers le début du XIXe siècle, et l’Angleterre y est pour beaucoup. C’est de cette époque que date la césure « tragique » – je veux dire : qu’on a présentée de façon dramatique, entre les hauts grades et ce que, par dérision, on pourrait aller jusqu’à appeler les « bas » grades ! Alors, de deux choses l’une, en effet : ou bien on nie les seconds, pour glorifier les seuls grades symboliques – voire revendiquer de ne rester qu’un « éternel apprenti », soit on présente la démarche venant après le grade de Maître comme l’approfondissement de vérités seulement virtuelles dans la maçonnerie bleue – il y a des milieux maçonniques où la « philosophie », ça commence seulement dans les loges et chapitres de hauts grades…

Je crois qu’au-delà de ces aspects tout à fait subalternes de la vie maçonnique et de son organisation, il faut viser autre chose en relisant l’histoire de la naissance et du développement des grades et des rituels.

Quelles qu’aient  pu être les intentions de ceux qui ont conçu le grade de Maître et la légende qui le structure, cette légende laisse une béance finale qu’on ne peut ignorer : que le Mot (ou la Parole) soit irrémédiablement perdu – dans une des versions – ou devenu imprononçable – dans une autre – , il reste que quelque chose nous est désormais interdit, inaccessible. Or, rien ne peut s’achever ainsi : psychologiquement autant que moralement et spirituellement, cette incomplétude appelle une restauration, une redécouverte : c’est donc tout l’objet de l’incontournable 4ème grade. Non pas un haut grade, si l’on veut, mais bel et bien le couronnement des trois précédents. On peut en donner deux exemples saisissants dans l’histoire maçonnique.

L'Arc Royal : clé de l'édifice symbolique

 

Le premier est celui de l’Arc Royal (Royal Arch), que les Écossais et les Irlandais mais aussi, avec des mots différents, les Anglais considèrent, pour reprendre la formule célèbre de Lawrence Dermott, le héraut de la Grande Loge des Anciens au XVIIIe siècle, comme « la racine, le cœur et la moelle  de la franc-maçonnerie ». L’objet de ce grade, dont l’apparition est très précoce – courant des années 1740 et sous une forme plus rudimentaire encore, peut-être plus tôt ! – est de permettre au candidat de retrouver ce qui a été perdu : le Mot qui n’est qu’une des formes du Nom de Dieu. Là où il était depuis toujours, inconnu, ignoré, préservé intact. Un grade somptueux, d’une profondeur et d’une beauté que surpassent peu de choses dans l’univers maçonnique pourtant si ingénieux et si créatif…

 

Maître Écossais de  St André : la solution ineffable

 

L’autre exemple, purement français cette fois, est celui du Maître Écossais de Saint André, 4è grade symbolique du Rite Écossais Rectifié (RER) – lequel s’affirme clairement en 4 grades dont aucun, et surtout pas le 4e, n’est un « haut » grade. Telle est aussi, du reste, la position de l’Arc Royal en Irlande et Écosse tandis que, pour des raisons subtiles que je n’examinerai pas ici, les Anglais préfèrent dire que ce n’est « surtout pas » un grade supplémentaire, mais le grade de Maître « complété »…

Des relations de proximité, de similitude, de ressemblance frappante, existent entre ces deux grades et montrent que, de part et d’autre de la Manche, des contextes maçonniques en apparence aussi différents que ceux de la Grande-Bretagne du milieu du XVIIIe et de la France de la fin du XVIIIe avaient abouti à des conclusions symboliques et rituelles sensiblement identiques.  Cette proximité s’exprime notamment dans la nature du « Mot » qui est au centre de ce grade, et par bien d’autres aspects. Que ces deux traditions maçonniques parmi les plus anciennes, et surtout les plus cohérentes, de l’édifice maçonnique – la maçonnerie britannique et le RER – se rejoignent sur ce point est très révélateur.

Les deux grades « suprêmes » en question ont aussi un autre point commun, plus intéressant encore : leur lien avec la qualité de Vénérable Maître. Il faut rappeler qu’en Angleterre jusqu’au milieu du XIXe siècle, et en Écosse comme en Irlande de nos jours encore, l’accession à l’Arc Royal n’est possible qu’à ceux qui ont reçu la qualité de Maître Installé lors de la cérémonie dire « secrète ». Tandis qu’en France, le grade de Maître Écossais de Saint André, véritable équivalent traditionnel du « 4e grade » de l’Arc Royal, est nécessaire dans le RER pour devenir Vénérable Maître d’une loge bleue…et que le Mot et l’attouchement de Maître Installé anglais sont même présents dans ce grade de Maître Écossais de St André français !

D’où ma conviction qu’un Rite maçonnique qui ignore la pratique habituelle, régulière, intégrée à ses usages, de l’Installation secrète du Vénérable Maître, ou du moins la communication sous une forme ou une autre de ses secrets essentiels, n’est pas un Rite maçonnique traditionnellement complet (on me pardonnera de ne pas citer de noms !...)

Incidemment s’ouvre ici un autre chapitre : la maçonnerie symbolique vraie est complète en quatre grades– on peut dire également qu’elle l’est aussi en cinq mots ! Je recommande à mes lecteurs de guetter un prochain numéro de Renaissance Traditionnelle où mon ami Paul Paoloni livrera sur cette question, que j’ai contribué à introduire dans des loges de recherches et de Maîtres Installés il y a plus de vingt ans, une étude capitale, dense et extrêmement documentée, pleine d’aperçus surprenants.

Il n’y a aucune doute : la maçonnerie, quand on la travaille – sérieusement–, c’est passionnant…

 

 

Les emblèmes de la République sont-ils des symboles maçonniques ?

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Question à risque, diront certains. Ils n’ont pas tort mais, au lieu de se complaire dans les postures, examinons les faits à la lumière de l’histoire culturelle de la franc-maçonnerie. Voici quelques éléments pour tenter de comprendre…

1. Le buste de Marianne. – Quel joli prénom que celui de Marianne – je l’ai donné à ma fille ! Personnage né peut-être dans le sud de la France, elle a été citée très tôt dans le légendaire de la République naissante, au moins dès 1792, comme incarnant cette joie de vivre et cette détermination du peuple « régénéré », courant sus au despotisme…

Les bustes de Marianne dont le premier fut sans doute conçu à l’initiative de Lamartine, ne se répandront pourtant qu’à partir de 1848, où le nom devient peu à peu synonyme de la République. Mais il faudra attendre la IIIe République pour que le buste orne les bâtiments officiels – à commencer par les salles du conseil ou des mariages dans toutes les mairies de France.

La Marianne maçonnique, un modèle spécial paré d’une cordon avec compas et équerre, n’est pas connue avant 1880, lorsque, après l’affaire de 1877 – non, pas le Convent ! La soumission de Mac Mahon… –, la « République des ducs », qui n’attendait qu’une possible Restauration, laisse place à la « vraie » République. Les francs-maçons français, pour des raisons qui n’ont pas de rapport direct ni nécessaire avec la franc-maçonnerie, sont alors parmi les nouveaux soldats, plus pacifiques, qui défendent Marianne. De cette époque, toutes Obédiences et Orients confondus, date la coutume si fréquente de faire trôner dans les loges un buste de la Marianne, « maçonnique » ou non, parfois même en lieu et place du fameux Delta lumineux : assomption de la République pour les uns, regrettable oubli de la tradition maçonnique pour les autres…

 

 

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Qu’est-ce, d’ailleurs qu’un « symbole maçonnique » ? Si l’on retient le critère d’universalité et le fait de porter un sens moral ou spirituel qu’éclaire le rituel, alors il est certain que Marianne, si accorte et sympathique soit-elle, n’est pas un symbole maçonnique. Les rituels maçonniques, même en France, n’en disent pas un seul mot, et on ne la connait du reste qu’en France et, de nos jours, dans certains temples maçonniques, mais certainement pas dans tous, loin de là…

Marianne est un symbole politique, un « emblème de République ». A ce titre elle n’a pas sa place dans la loge où sont bannies les discussions politiques…s’il s’agit bien de la franc-maçonnerie au sens « traditionnel », disons classique et universel, du terme – vous noterez que j’évite soigneusement le mot « régulier » » qui finit par ne plus rien vouloir dire du tout, en dehors du fait d’appartenir à un univers diplomatique particulier, à savoir le réseau de la Grande Loge Unie d’Angleterre –  mais je sais bien que ces temps derniers , tout le monde est devenu « régulier » en France…

Je sais que certains diront : « Mais la République est le combat de la maçonnerie ! »  Oui, et non. Vrai en France, depuis la fin du XIXe siècle, pour une partie ; faux à peu près partout ailleurs dans le monde – sauf dans certains pays latins proches de la France –,  et n’oublions pas que la maçonnerie a été, en trois siècles d’existence, successivement et sincèrement royaliste sous l’Ancien Régime, bonapartiste sous l’Empire, libérale sous la Monarchie de Juillet, etc. Ni qu’elle a presque unanimement et fermement condamné la Commune de Paris. Et s’il fut une époque où être républicain était interdit – ou dangereux –, il existe aujourd’hui des dizaines de partis politiques, de clubs, de cercles de réflexion qui exercent librement – et parfois bruyamment, mais pas toujours brillamment – leur travail. On y rencontre du reste pas mal de francs-maçons.  Certes, la maçonnerie ne peut exister sans les libertés publiques, et c’est pour cela qu’elle est née en Angleterre au début du XVIIIe siècle : dans une monarchie parlementaire…

 

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Personnellement, j’ai toujours eu un faible pour la Marianne de Delacroix, courageuse et vaillante, exposant sa poitrine à la mitraille et dénudant chastement son sein, sans que ce dévoilement ait le moindre caractère d’une provocation érotique. Mais je ne vois pas ce que Marianne vient faire dans une loge, sauf à tout confondre. Et je comprends qu’on défende une position différente, mais je ne la partage pas du tout.

2. La Triple devise. – Ce sujet mériterait un post à lui seul ! Rappelons simplement ici ce que tout le monde devrait savoir : ce n’est pas la maçonnerie qui a inventé cette devise pour la donner à la République, mais l’inverse et cela, officiellement du moins, pas avec 1848. C’est alors que peu à peu et timidement elle a fait son apparition dans les rituels maçonniques – aussi bien au Rite Français qu’au Rite Écossais (celui qui est « traditionnel et spirituel »)…

Sans engager la discussion sur le fond, on peut faire les mêmes remarques que pour Marianne : les valeurs de la République sont de celles qui permettent à la maçonnerie de vivre, c’est entendu. Partout, dans le monde, où domine l’autoritarisme politique ou religieux, la maçonnerie est interdite. Les principes d’égalité des Frères et de fraternité ont été mis en œuvre dans les loges depuis le XVIIIe siècle et les rituels en enseignent la pratique. Mais la « Triple devise » est une devise politique, appartenant à un État, en l’occurrence la République française. Pourquoi ne pas inclure aussi dans nos rituels la Constitution de 1958 pendant qu’on y est ? Et la Déclaration  universelle des Droits de l’homme ?

La triple devise est belle, digne et émouvante. Mais elle appartient à l’ordre politique, pas au symbolisme maçonnique, que cela plaise ou non. Si l’on ne sait plus où commencent et finissent la maçonnerie d’une part, et la philosophie politique de l’autre, c’est la porte ouverte à la confusion dans laquelle la spécificité de la maçonnerie va se dissoudre. Cela s'est déjà produit...

Désolé : la triple devise n’est pas d’origine maçonnique et, même respectable et généreuse, elle n’a donc pas sa place dans les rituels, pas davantage que le pourtant somptueux poème de Kipling (« Tu seras un homme, mon fils… ») ou l’une quelconque des innombrables devises que la pensée humaine à produites pour chanter les vertus de l’amour fraternel – l’agapè célébrée par Saint Paul (1Cor, 13, 13).

3. Les autres emblèmes. Pourtant, tout n’est pas si simple, car on pourrait – après être parti du cas de Marianne – en évoquer d’autres. Par exemple, l’hymne national  ou le drapeau tricolore – trois, ça devrait bien passer en maçonnerie !

Or, si l’on connait des « inconditionnels » de Marianne en loge, et de nombreux Frères ou Sœurs pour qui il serait inconcevable et choquant de ne pas crier « Liberté, Égalité, Fraternité » à la fin des travaux – et parfois, en prime, « Vive la République…laïque et sociale ! », en revanche, j’en connais peu, même parmi les ardents républicains, qui soutiendraient qu’on peut ou doit chanter la Marseillaise dans les mêmes circonstances, et que la bannière française doit obligatoirement trôner à l’Orient ! Pourquoi ?...

J’ai dit plus haut  en quoi, à mon sens, Marianne et la « Triple devise » n’ont pas leur place en loge. J’ajouterai maintenant que, dans les loges des pays anglo-saxons où celles-ci sont naturellement inconnues car exclusivement liés à la culture et à l’histoire politique de France, il est en revanche très habituel de chanter, par exemple God Save the Queenà la fin de chaque tenue – je l’ai fait moi-même avec eux, il y a quelques années à Manchester – et que l’Union Jack est fréquemment observée dans les locaux maçonniques britanniques. Je ne parle même pas des USA où la « bannière étoilée » est même parfois portée en cortège en entrant en loge !

 

 

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Typiquement américain....

 

 

Je réitère donc ma question : si Marianne et la devise de la République sont les « bienvenues » en loge, pourquoi pas la Marseillaise et le drapeau ? Où est donc le problème ?...

Tout le monde comprend immédiatement où est le problème : l’appropriation politique, en France, de certains symboles par la « gauche » – quoi que l‘on puisse entendre par là – et de certains autres par la « droite », ou présumée telle. Marianne et la devise sont « de gauche » ; le drapeau et la Marseillaise sont « de droite »…

On pourrait discuter à  l’infini sur les raisons d’une telle perception,  absurde, évidemment, mais bien réelle, reconnaissons-le. Voilà pourquoi les « symboles de la République », en France, ne sont jamais politiquement « neutres ». Ils sont donc toujours possiblement clivants – et donc contraires à l’esprit maçonnique. En Angleterre, que l’on soit tory ou travailliste, on respecte le drapeau et l’hymne, y compris et notamment en loge. Il en va de même aux USA pour les Républicains autant que pour les Démocrates. Autre histoire, autre culture.

Une preuve de plus que la franc-maçonnerie n’évolue jamais en vase clos, qu’elle n’est pas un monde en soi et que si on réfléchit sur elle en la détachant de son contexte, on court tout droit aux pires contresens…

La double structure du Régime Ecossais Rectifié (RER)*

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1. Une culture de l’ambiguïté

L’équivoque et le double sens sont l’apanage de la maçonnerie rectifiée depuis son premier essor. Cet héritage lui vient en droite ligne de la Stricte Observance Templière (SOT).

En effet, dès les années 1760-1770, les « loges réunies et rectifiées selon la réforme de Dresde », sous les apparences convenues et rassurantes d’une franc-maçonnerie classique, préparaient en fait le candidat à découvrir, le jour venu, qu’il était en réalité entré dans l’Ordre du Temple. Le point nodal où s’articulait cette « révélation » était le 4ème grade, dit « Écossais vert », dont les rituels nous sont parvenus. On y annonçait au candidat qu’il allait être délivré « du joug de la maçonnerie symbolique » et que l’Ordre allait paraître à lui dans toute sa vérité. Admis enfin dans « l’Intérieur », dont le grade d’Écossais faisait alors partie, il pouvait avancer vers la chevalerie du Temple.

 

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Symbole du 4ème grade du RER

 

Cette dissimulation provisoire du vrai but de l’Ordre avait des conséquences sur les structures ou du moins sur leur présentation. L’expression « l’Intérieur » – là où se tenait le vrai pouvoir de l’Ordre – n’était pas un vain mot : il n’était pas connu de l’extérieur…

En 1778, au Convent de Lyon, les Français entreprirent de revoir l’organisation de l’Ordre. On se souvient qu’ils y avaient été incités par au moins deux sortes de motifs :

-          En premier lieu, remettre en cause la question de la filiation templière, trop douteuse et surtout trop embarrassante, voire compromettante en France ;

-          En second lieu, mettre au net les relations entre les Frères, les Loges et les Supérieurs de l’Ordre, pour passer d’une culture aristocratique et militaire – celle des fondateurs allemands – à une culture plus spécifiquement maçonnique et communautaire – on ose à peine dire « démocratique » –, convenant mieux à une branche française surtout composée d’honnêtes bourgeois.

Or, sur ces deux points, le Convent des Gaules ne put adopter de solution tranchée. On ne renonça pas entièrement aux liens avec l’Ordre du Temple [1] et l’on se borna à changer la dénomination des classes chevaleresques après en avoir réécrit les rituels : c’est la naissance des Chevaliers bienfaisants de la Cité Sainte.

D’autre part, s’agissant de la nature du pouvoir exercé au sein de l’organisation, l Titre IV (« Du gouvernement de général l’Ordre ») en son article 1(« Nature du gouvernement »), le Code général des CBCS est éloquent par son habileté :

« Le Gouvernement de l'Ordre est aristocratique, les Chefs ne sont que les Président des Chapitres respectifs. Le Grand Maître général ne peut rien entreprendre sans les avis des Provinciaux. Le Maître provincial sans celui des Prieurs et des Préfets, les Préfets sans celui des Commandeurs et ceux-ci sans en avoir conféré avec les Chevaliers de leur district. Tous les Présidents d'assemblées, Maîtres provinciaux, grands Prieurs et Préfets ont toujours le droit après l'exposé de la matière fait par le Chancelier, la 1″ voix consultative et la dernière délibérative. »

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On mesure toutes les ressources dialectiques des rédacteurs de ce petit chef d’œuvre d’équivoque. On explique benoîtement que le caractère « aristocratique » de l’Ordre signifie avant tout qu’il n’est en aucun cas monarchique. C’est bien sur cette alternative qu’on fait ici peser l’opposition et non sur l’alternative démocratique qui,  sans être mentionnée explicitement, remporte clairement la préférence des bourgeois lyonnais. Ces mêmes hommes, au demeurant, qui dès l’origine avaient déjà discuté des obligations financières envers l’Ordre avec la même ardeur que lorsqu’ils marchandaient l’impôt  dû au Roi de France...

 Sans vouloir ironiser, on pourrait dit que c’est là un trait typiquement rectifié : s’exprimer par antiphrase…

2. Les structures originelles du Régime

Les deux textes fondamentaux adoptés en 1778 en sont une parfaite illustration [2].

Le Code maçonnique des loges réunies et rectifiées expose l’organisation générale de la partie maçonnique du Régime : aucune allusion n’y est faite à l’Ordre intérieur.

Le RER se compose donc, selon ce document, de quatre grades – car le grade de Maître Écossais avait été retranché de l’Intérieur et rendu « ostensible », comme n’importe quel grade maçonnique à cette époque. Notons dès à présent cette particularité du RER sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant : c’est un système maçonnique composé de quatre grades symboliques.

L’organisation du Régime, si elle fait place à quelques dénominations alors peu usitées, demeure assez classique quoique très hiérarchisée. L’ensemble est placé sous l’autorité d’un Grand-Maître général et de Grands Maîtres nationaux présidant chacun un Grand Directoire national. On distingue en fait quatre échelons essentiels :

-          Les grands Directoires provinciaux, la France comprenant trois Provinces, aux limites redéfinies par la Matricule nouvelle des provinces françaises adoptée par la Convent.  Deux de ces Provinces (la IIème dite d’Auvergne dont le siège est Lyon, et la IIIème dite d’Occitanie dont le siège est Bordeaux) lui sont propres, une autre (la Vème, de Bourgogne, dont le siège est à Strasbourg) s’étendant aux Pays-Bas autrichiens (l’actuelle Belgique) et à l’Helvétie.

-          les Directoires Écossais au nombre de trois par Province et dont les ressorts géographiques sont également clairement stipulés par la Matricule. C’est à eux qu’il revient de constituer et de régir les loges de leur district. Ils comprennent un Président, le Visiteur du district et un Chancelier, tous inamovibles.

-          les Grandes Loges Écossaises établies dans chaque district, comprenant notamment des Députés-Maîtres, dignitaires inamovibles, nommé par la Grande Loge écossaise et chargés d’inspecter  les Loges de leur arrondissement particulier.

-          les loges réunies et rectifiées elles-mêmes, chacune dirigée par son Comité écossais composé exclusivement de tous les Maîtres écossais de la loge et présidé par le Vénérable-Maître choisi parmi eux.

Le Code général des règlements de l’Ordre des CBCS, deuxième texte fondamental, semble décrire toute cette organisation selon le même plan mais avec une autre terminologie, comme s’il s’agissait de tout autre chose : il y a ainsi trois Grands Prieurés dans chacune des neuf Provinces. Chaque Grand Prieuré comprend six Préfectures. Pour constituer une Préfecture, il faut au moins trois Commanderies qui sont les cellules de base de l’Ordre, rassemblant les CBCS présents dans un lieu géographique donné.

C’est alors que l’on peut lever l’équivoque de cette « double structure ». Il existe en effet des équivalences tacites mais parfaites entre les deux systèmes :

-          Une Province correspond à un Grand Directoire provincial ;

-          Un Grand Prieuré s’identifie à un Directoire Écossais ;

-          Une Préfecture équivaut à une Grande Loge Écossaise.

Seule la Commanderie, cellule de base de l’Ordre des CBCS telle que définie plus haut, n’a pas de strict équivalent « maçonnique ». Encore une fois, il ne s’agit pas ici de deux organismes identiques et parallèles mais d’un seul et même édifice qualifié de façon différente selon le point de vue qu’on adopte. Il en va de même pour les dignitaires du Régime : il faut ainsi retenir que le Président d’un Grand Directoire Écossais n’est autre qu’un Grand Prieur et que le Président d’une Grande Loge Écossaise [3] est en réalité un Préfet. Quant aux Députés-Maîtres des loges, ce sont, dans l’Ordre intérieur, des Commandeurs : s’ils président naturellement à leur Commanderie, leur autorité sur les loges dont ils sont à la fois les inspecteurs et les députés, n’est pas moindre. Les textes précisent même : « Chaque Loge lui adjoint tous les trois ans un Vénérable pour la gouverner sous son autorité»…

Cette disposition initiale du Régime – et le mot « Régime » prend ici tout son sens – permet de comprendre  au moins deux choses.

 

 

 

Premièrement, le caractère profondément hiérarchique du RER  –  ce qui ne veut pas dire autoritaire ou despotique –  était l’un des points qui avaient d’emblée séduit les premiers rectifiés français. Le RER, plus généralement, a hérité de cette image d’ordre, de netteté dans son organisation. Il s’y trouve,  en quelque sorte, une « tentation pyramidale » qui peut certes donner le vertige et même égarer, mais qui est aussi faite pour suggérer que le système, dans son ensemble, pris comme un tout que ses structures suggèrent, précisément, possède un sens profond et unique.

Il faut cependant noter que cette organisation impressionnante ne fut jamais pleinement mise en place. Certes, les principaux dignitaires furent désignés mais les maigres troupes du RER, au XVIIIème siècle, lui donnèrent un peu l’aspect d’une « armée mexicaine » où de nombreux Frères étaient revêtus de multiples dignités. En outre, la Matricule décrit un réseau européen parfaitement illusoire. Même en France, jamais ce fantastique puzzle ne fut rempli, même au dixième…[4]

Le deuxième point concerne l’histoire postérieure du RER. Après son éclipse du XIXème siècle, lors de la reconstitution française des années 1910, il eut d’emblée du mal à trouver sa place. Depuis le début du XIXème, en effet, une sorte de dogme s’était imposé, aussi bien en Angleterre qu’en France, tendant à séparer nettement grades bleus et hauts grades, au point même de ne parler de ces derniers qu’avec d’infinies précautions, avec un peu de crainte, comme de quelque chose de presque incongru.

Or, telle n’était pas l’esprit de la franc-maçonnerie au XVIIIème siècle, où tous les grades étaient « ostensibles » et portés comme tels dans la loge, en un temps où, du reste, les trois grades bleus étaient généralement considérés comme étant sans réel intérêt [5].

Si la SOT, puis le premier RER, « masquaient » l’Ordre intérieur sous des artifices de terminologie, ce n’était pas du tout dans l’optique moderne, mais uniquement parce que le but templier devait rester sinon secret du moins discret. Pour autant, il ne s’agissait nullement, à leurs yeux, de séparer le moins du monde les loges symboliques de l’Ordre chevaleresque. Bien au contraire, la « double structure » de l’Ordre permettait en fait, sans qu’on le sût vraiment, de placer les loges bleues sous le gouvernement de dignitaires nommés par l’Ordre intérieur !

Au XXème siècle, les standards de la vie maçonnique n’autorisaient plus de tels montages. D’où la diversité des solutions adoptées depuis lors…et les innombrables quiproquos et querelles qu’elles ont suscités !

 



* Ce post est très inspiré d'un chapitre du "Que sais-je ?"Le Rite Écossais Rectifié, que j'ai co-écrit avec Jean-Marc Pétillot, PUF, 2010.

 

[1] Du reste, l’Actede renonciation qui sera adopté en 1782 à Wilhelmsbad, ne sera pas non plus exempt d’ambiguïté…

[2] Ils ont été reproduits en annexes du livre de J. Tourniac, Principes et problèmes spirituel du Rite Ecossais Rectifié et de sa chevalerie templière, Dervy, Paris, 1969.

[3] Au début du XIXème siècle on parlera plutôt de « Régence Écossaise ».

[4] Pour ne s’en tenir qu’au ressort géographique de la France d’alors, on pouvait théoriquement compter, selon la Matricule, 42 Préfectures correspondant à 126 Commanderies au moins…

[5] Sur ce point, les rituels du RER les avaient considérablement enrichis mais en faisant d’eux une propédeutique qui devait conduire un jour où l’autre « à de meilleures choses ».

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