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Il y a 16 mois, déjà...

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Ce blog, mes lecteurs le savent, est essentiellement consacré à l’histoire culturelle de la franc-maçonnerie. Je n‘y ai fait quelques incursions dans l’actualité que contraint et forcé, par l’invective, la mauvaise foi de quelques-uns et, comme encore tout récemment sous la plume d’un auteur qui fut jadis un grand chercheur avant de devenir assez pitoyablement le thuriféraire du confusionnisme maçonnique, l’insulte pure et simple…

Il y a deux façons de réagir aux sottises ou à la calomnie : l’une consiste, pour rester « pur », à  ne rien dire – mais on s’expose alors au risque de laisser à penser qu’il y avait du vrai dans les insinuations. L’autre consiste à répondre – au risque, cette fois, de se laisser sinon entrainer, du moins frôler par la polémique…

Je voudrais simplement, aujourd’hui, rappeler un texte que j’ai publié avec Alain Bauer et Michel Barat il y  exactement 16 mois : nous l’avons fait ensemble car, bien que nos positions et nos engagements maçonnique soient très distincts, ils ne nous aveuglent pas au point de nous empêcher toute analyse un peu distanciée. Or, nous avions justement fait une analyse commune de ce qui paraissait se profiler à l’horizon du paysage maçonnique français. A savoir un immense désordre suscité par des demi-mensonges et des stratégies bancales sur fond d’inculture maçonnique ambiante.

Je voudrais reproduire ici un passage du texte dont j’étais l’auteur, et proposer à chacun de le relire à la lumière d’un aboutissement que nous connaissons à présent. Il était malheureusement prémonitoire et m’a valu une belle volée de bois vert, quelques jolis noms d’oiseaux et pas mal d’imprécations avec le pronostic claironné que je me trompais évidemment et que l’avenir révélerait toute ma confusion.

Le voici :

" La question se pose donc à nouveau, et avec elle tout son cortège de sujets annexes et de problèmes subsidiaires : la Régularité doit-elle entrainer une nouvelle rupture au sein du corps maçonnique français ? Ce qui est certain, c'est qu'on ne peut pas vouloir, qu'on nous autorise cette expression, le "beurre et l'argent du beurre". Qu'on y mette toutes les formes que l'on voudra, le résultat sera le même, c'est inéluctable. Il y a un prix à payer pour devenir "vraiment" régulier  – c'est-à-dire reconnu par Londres, car la reconnaissance éventuelle par les seules "Grandes Loges" de l'Appel de Bâle ne mènera évidemment pas très loin...

Or ce prix est connu : rompre sans équivoque, clairement et définitivement avec toutes les autres Obédiences. On peut avoir ce projet en tête, chacun en a le droit, mais il serait alors plus honnête de le dire ouvertement et de façon claire, car de toute façon c'est à cela que l'on en arrivera.

Et c'est là, sans doute, que le bât blesse, sinon pour quelques dignitaires de certaines Obédiences, du moins – et ils le savent bien – pour les Frères de la base, si l'on peut dire. Car la maçonnerie, pour la plupart des francs-maçons, ce ne sont pas des manœuvres diplomatiques de niveau international, ni la troublante perspective d’assister à Londres à une cérémonie présidée par le Duc de Kent, c'est avant tout, et au quotidien, une sociabilité fraternelle et chaleureuse, faite de petites fâcheries, de souvenirs communs et de beaucoup d'amitié, comme dans une famille. On peut obtenir d'un Convent un score pharaonique pour voter une motion conduisant hypothétiquement à la Régularité, il n'en faudra pas moins, à un moment ou à un autre, en venir aux conséquences concrètes : fermer la porte à des Frères et des Sœurs qui ne seront plus fréquentables, sauf dans des banquets, des "colloques", ou des "cérémonies" au cours desquelles un dignitaire –  de préférence venu des hauts grades –  répétera frénétiquement, pour que tout soit bien clair, que "ce n'est pas une tenue !" Et pourquoi pas dans les fraternelles qui retrouveraient ainsi de la force, grâce à une Régularité revigorée ?...

Si demain, dans un aboutissement qui reste à ce jour lointain et incertain, la "Confédération"était vraiment reconnue, ce qui demeure très hautement improbable, en dépit des mensonges dont on se sert et des équivoques que l’on entretient, la Régularité compterait sans doute environ 50 000 membres en France, soit, à la louche, une dizaine de milliers de plus que lorsque la GLNF en avait l'exclusivité. Si cette dernière se joignait au concert – belles retrouvailles ! –, on atteindrait environ 70 000. Le paysage maçonnique français (environ 140 000 membres en tout) se retrouverait partagé en deux groupes dont l'antagonisme serait sans doute beaucoup plus vif qu'auparavant, car la GLNF vient d'un courant qui a coupé tous les liens avec les autres depuis un siècle et a toujours vécu en marge, alors que c'est une rupture violente entre vieux amis, sinon dans la forme du moins dans le fond, que certains appellent à présent de leurs vœux.

A défaut de « mourir pour Dantzig », faut-il donc vraiment « rompre pour Bâle » ?

Il se peut tout simplement qu'en fin de compte la question ne se pose pas..."

(Les Promesses de l’aube, août 2013, pp. 52-54)

 

Le 9 octobre 2013, suite à quelques attaques pénibles, je revenais sur cette question en précisant:

"1. Je me permets de dire qu’il me parait nécessaire, pour le bien commun de la franc-maçonnerie, que les équivoques de la Confédération soient rapidement levées, afin que le calme revienne dans les esprits. De quel droit ? Simplement du droit que possède tout franc-maçon sincère de souhaiter que la franc-maçonnerie soit sereine…

Il serait simple de demander aux Députés du Convent de la GLDF de trancher : rupture ou pas rupture. J’ai mentionné dans un post la fourchette de 70 à 90% de votes éventuellement favorables. On m’a reproché cette mention, voire cette affabulation. Pourtant je la tiens, je le répète, de sources internes sérieuses et recoupées. Mais je l’ai présentée au conditionnel, en précisant qu’on ne savait plus très bien qui disait vrai à la GLDF, tant les discours y sont contradictoires. Et cette fourchette ne concernerait que les Députés (qui ont bien voté successivement à 97% et 90% pour l’Appel de Bâle, qui prévoit explicitement la rupture des relations interobédientielles « irrégulières »,  et pour  la Confédération !) mais cela n’engage pas les Frères des Loges : la proportion serait-elle la même parmi eux ?  Je l’ignore évidemment. La GLDF, comme l’ont envisagé froidement certains, ne devrait-elle pas passer par une scission ? Cela n’expliquerait-il pas, et c’est tout à son honneur, la prudence de loup de son Grand Maître actuel ?

Il est clair que 2014 sera l’année de tous les dangers pour la GLDF – car la GL-AMF, quant à elle, est apparemment toujours droit dans ses bottes, sur sa ligne fondatrice – mais nous devons tous souhaiter que des Frères, souverainement, fassent leur choix, prennent le chemin qui leur convient, afin que la paix revienne, car la GLDF pèse toujours d’un grand poids dans le concert maçonnique français. Mais, quoi qu’il arrive,  elle n’échappera pas au choix cornélien que nous avons détaillé dans Les Promesses…"

Disons tout de suite que je ne suis pas heureux d’avoir eu raison il y a plus d’un an. Il m’importe peu d’avoir raison ou tort. J’essaie de partager honnêtement des analyses que j’opère à la lumière de l’histoire et d’une connaissance assez précise du contexte maçonnique mondial. On ne peut pas plaire à tout le monde, et tel n'est pas mon but : je souhaite simplement être utile au plus grand nombre. Je n’ai pas de projet obscur et je ne sers pas de cause souterraine : mes choix maçonniques sont connus et je les assume avec bonheur. Je n’avais donc pour ambition que de servir la réflexion des uns et des autres pour leur éviter de se fourvoyer, tant le terrain était miné et les non-dits menaçants.

Reste une ultime question : fallait-il tant de bruit, de fureur et de violence – qui laisseront des traces – pour en arriver à cette issue inévitable et prévisible ?

 


Noël à Londres…et quelques pensées vagabondes

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Passer Noël à Londres, comme je viens de le faire pour trois jours, est un des plaisirs de la vie. D’abord parce que ce pays a gardé, sans doute davantage que le nôtre, le sens initial – c’est-à-dire religieux – de cette fête fondatrice, à beaucoup d’égards, d’une partie essentielle de notre culture : en Angleterre, il y a en ce moment des crèches un peu partout et des arbres de Noël à tous les coins de rue, dans les commerces, les demeures privées et les bâtiments publics – et nul ne s’en émeut. Il y a même des décorations de Noël devant certains restaurants halal

Et la reine, dans son discours télévisé, n’omet pas de rappeler que l’exemple de Jésus-Christ, dont on célèbre la naissance (symbolique) en ce jour, a toujours été pour elle « une source d’inspiration tout au long de [sa] vie ». Elle rappelle aussi que la joie de Noël s’adresse non seulement à tous les chrétiens mais aussi à tous ceux qui professent une autre foi, et à tous ceux qui n’en ont aucune et qu’elle n’oublie absolument pas. Et tout le monde trouve cela parfaitement normal, et même touchant : pas de doute, nous sommes bien au Royaume-Uni.

 D’autre part, le protestant que je suis, ultra-minoritaire dans un pays post-catholique comme la France, sécularisé à l’extrême, sans doute, mais qui demeure marqué bien plus qu’on ne l’imagine par la mentalité de sa religion traditionnelle, se trouve enfin, de l’autre côté du Channel, dans un pays où il est majoritaire ! Qu’on me pardonne cette satisfaction un  peu puérile, j’en conviens, mais elle ajoute pour moi à la joie de Noël. Il y a cependant place pour quelques réflexions…

Une religion improbable

On ne vient  à Londres au moment de Noël pour courir les boutiques  – c’est pour le 26 décembre, le Boxing Day, où tout le monde se fait des cadeaux – car le 25 tout est fermé, ou presque.

Il me faut donc jouer le jeu des services anglicans que l’on trouve à foison et qui attirent des foules considérables. Résumons ce parcours de Noël :

  • Le Carol Service, le 24 décembre, à la cathédrale Saint Paul, œuvre de l’immortel Christopher Wren, présenté par Anderson comme le Grand Maître des francs-maçons en son temps – très douteux, mais bon…–,  est un événement tout simplement inaccessible. L’immense nef et sa coupole fabuleuse ne peuvent accueillir les centaines de personnes qui se pressent dès le matin et font la queue pendant des heures pour un service qui commence vers 16 heures ! Nous n’avons pas eu ce courage, alors il faut suivre sur un écran géant placé à quelques pas de la cathédrale, non loin de la plaque apposée il y a quelques années, rappelant que l’auberge A l’Oie et le Gril, où se tint la première Grande Loge, en 1717, se situait à deux pas  de là…

  • Le 25, à 11 heures, le Christmas Service (Sung Eucharist), que je ne manquerais pour rien au monde puisque ce sera pour nous dans la Royal Chapel in the Savoy, propriété personnelle de la reine, récemment restaurée dans toute sa splendeur du XVIIème siècle, et dont le Révérend titulaire n’est autre que le Chapelain de l’Ordre Royal de Victoria. Mais surtout, c’est dans le petit jardin attenant à la chapelle que se trouve, perdue sous une pelouse qui a tout recouvert, la tombe de Jean-Théophile Désaguliers, inhumé à cet endroit en 1744, et auprès de qui je vais discrètement et anonymement remplir mes devoirs !

  • Le 25 encore, mais cette fois vers 15 heures, dans la somptueuse Westminster Abbey, où tous les événements royaux les plus marquants prennent place depuis des siècles, l’Evensong, là encore parmi une foule où, cette fois, il nous a été possible de trouver place, près de l’autel, à côté des magnifiques stalles du chœur.

En regardant, pendant ces deux jours, tout ce qui se passe au cours de ces services religieux de l’Eglise d’Angleterre, avec mon double regard de protestant réformé – habitué à un culte infiniment plus dépouillé : le « cérémonialisme » des anglicans, c’est tout de même quelque chose ! – et de franc-maçon français assez familier de la maçonnerie « Emulation », je souris à plus d’une reprise…

 

Royal Chapel of the Victorian Order

 

Au passage, quelle curieuse religion que l’anglicanisme ! C’est ce que le catholicisme aurait pu devenir s’il avait été intelligent, en France et ailleurs, au moment de la Réforme. Tout ici est contraste et paradoxe à nos yeux de post-catholiques – même quand nous sommes « laïques », et peut-être même plus encore dans ce cas !

Prêtres, Chanoines et Evêques sont mariés. Ils portent des ornements sacerdotaux souvent très beaux, volontiers de style XVIIème siècle, du reste très variés, selon la paroisse, mais également l’Ordre (Jarretière, Bain, Victoria, etc.)  auquel se rattachent l’église et les célébrants. Car tout, ici, est mêlé : on chante l’hymne national au début du Christmas Serviceà la Chapelle royale[1]– et naturellement, j’entonne God save the Queen avec ferveur (imaginez un peu la Marseillaise à Notre-Dame !) –, et pendant l’Evening Prayerà Westminster, on dit des prières spéciales à l’intention de la famille de royale…et des membres de l’Honorable Ordre du Bain !

Et pourtant, il ne faut pas se laisser tromper par cette apparence et ce faste : tout est substantiellement protestant, aussi bien l’ordre du culte, la situation, les gestes et les propos des célébrants,  que le contenu objectif de la liturgie… avec cette troublante ambigüité qui donne à un protestant convaincu comme moi le délicieux tourment d’être un peu catholique pendant une heure !

Et tout cela est fait avec cette forme si particulière d’élégance en même temps que de détachement, dont les Anglais ont le secret : il faut être sérieux sans se prendre au sérieux. La courtoisie est la première des lois et, dans leur culture, le respect de la conviction intime de chacun doit primer.

 

La nef de Saint Paul

 

Cette Eglise pratique une  théologie très souple et adaptable, ouverte à toutes les interprétations – les controverses y sont interdites car ce serait une cause inutile de troubles (ça ne vous rappelle rien ?) – et le livret liturgique remis aux participants, à la Chapelle royale, précise que la communion est accordée à tous les chrétiens sans distinction d’aucune sorte ni exigence doctrinale, « selon la coutume immémoriale de l’Eglise d’Angleterre »…

Mais, en poursuivant avec un regard plus aigu, d’autres surprises apparaissent.

Tournez-vous vers l’Orient !

C’est à Westminster que cela me frappe plus que partout ailleurs. Tout d’abord, le ballet si bien ordonné des Churchwardens (« Warden », le mot anglais que l’on traduit en français maçonnique par « Surveillant »…), en costume noir, chemise blanche et nœud papillon, qui encadrent l’installation des gens dans les travées, et portent au cou un collier de tissu bleu foncé (Garter blue, celui de l’Ordre de la Jarretière…et des Grands Officiers de la Grande Loge Unie d’Angleterre !) auquel est suspendu un bijou de métal qui me rappelle étrangement d’autres insignes de même aspect que j’ai vus en loge – plus précisément en chapitre de l’Arc Royal (on y voit des épées, des cannes en sautoir, etc.). Je parie sans grand risque que nombre d’entre eux se retrouvent une demi-douzaine de fois dans l’année, quelque part dans Great Queen Street, où s’élève Freemasons’Hall

 

Le chœur de Westminster Abbey

 

Du reste, dans cette partie la plus « sacrée » de Westminster où nous sommes, le chœur, séparé de la nef par un jubé, une porte monumentale qu’encadrent deux colonnes et que nul ne peut plus franchir une fois le service commencé, les participants sont disposés de part et d’autre de l’allée centrale, se faisant face, comme…mais vous m’avez compris !

Voici justement que s’avance le cortège d’entrée, précédé de deux beadles (huissiers ou bedeaux) portant des cannes que je jurerais d’avoir vu ailleurs. En queue de cortège, bien sûr, le Vénér…euh !...je veux dire le Doyen de Westminster. Il prend place, ses Officiers aussi – enfin, ses Vicaires ! Tout le monde s’assied ensuite…

Je jette alors un coup d’œil vers « l’Orient » où se situe l’autel, typiquement luthérien, très dépouillé : une nappe d’autel, une simple croix, deux chandelles, une Bible, un plat à aumônes et deux vases de roses et de lys …soit exactement, au détail près, ce que nombre de maçons anglais découvriront, beyond the Craft (« au-delà du Métier », c’est-à-dire dans les hauts grades – ou side Degrees ), dans leur Préceptorie du Temple, leur Prieuré de Malte, ou leur Chapitre de Rose-Croix (grade essentiel, en fait presque le seul pratiqué du REAA en Grande-Bretagne où ce Rite est un Christian Order, exigeant la profession publique de foi chrétienne pour y être reçu). Et n’oublions pas qu’un maçon anglais, après quelques années, passe environ deux fois plus de temps dans les side Degrees que dans sa loge « bleue »…

Et puis ce moment savoureux, lorsque l’assistance est invitée à réciter le Crédo. Le livret liturgique porte ici une indication très précise : « Tous se tournent vers l’est » ! Vous avez bien lu, avec ces mots-là : « All face east ». Comme dans une cérémonie émouvante et capitale que connaitra tout Vénérable Maître anglais lorsque, les portes de la loge momentanément refermées sur tous ceux « qui n’en sont pas », le Maître Installateur dira à tous « Tournons-nous vers l’Orient » («Turn to the East » )[2]

Ici, l’Orient c’est naturellement l’autel – qui n’est pas plus à l’est que ne l’est habituellement « l’Orient » de la loge – et où se tient celui que je n’oserai pas appeler le « Vénérable »…car on le nomme ici « Révérend » !...lequel est probablement Grand Chapelain d’un des nombreux Christian Orders de la Maçonnerie britannique.

Ah ! J'allais oublier : le sol du chœur de Westminster Abbey est uniformément carrelé de blanc et de noir...

Faisons un rêve…

J’imagine que certains, parmi ceux qui me lisent, se demandent : « Où veut-il donc en venir ? ». En fait, nulle part en particulier. Nous sommes à Noël et je fais un rêve. Le rêve, non pas de « fermer une porte doucement », comme y songeait récemment un dignitaire maçonnique français (!) – mais d’en ouvrir plusieurs à la fois…

Après avoir entendu et lu, depuis plus de deux ans, les pires sornettes et les contresens les plus navrants, à propos de la maçonnerie « régulière », de la maçonnerie « libérale et adogmatique », de la dérive religieuse prétendues des uns, des audacieuses conceptions religieuses supposées d’Anderson, j’en passe et des meilleures (ou des pires !), je voudrais, dans l’esprit de Noël, apporter une modeste contribution et faire quelques souhaits.

Je rêve que les maçons français « libéraux et adogmatlques », dont je ne suis pas selon leur définition mais parmi lesquels je compte de nombreux amis très chers et dont je ne conteste nullement la qualité maçonnique, prennent quelques cours de culture religieuse, ou d’histoire sociale des religions, avec comme sujet principal l’Angleterre, avant de proférer des affirmations qui m’attristent parfois beaucoup pour eux quand elles sont ridicules et témoignent d’une ignorance absolue du sujet et d’une préoccupante étroitesse d’esprit – qu’ils me pardonnent si je les choque.

Je rêve que l’on se demande pourquoi les Britanniques, qui ont inventé la maçonnerie et qui représentent, à travers tous ceux qui se rattachent à leur vision fondatrice, 90% des effectifs mondiaux, ont eux aussi tant de mal à comprendre pourquoi nous nous refusons à reconnaître cette dimension religieuse de la maçonnerie, qui est d’origine pour eux, dont ils n’ont jamais dévié et qui, surtout, n’est pas un drame à leurs yeux.

Je fais le rêve que l’on comprenne enfin que le divorce intervenu au cours du XIXème siècle, entre l’essentiel de la maçonnerie mondiale – Anglais et Américains en tête de pont – et la plus grande partie de la maçonnerie française, ne résulte aucunement d’une «évolution naturelle » ni surtout proprement maçonnique, mais seulement des conséquences d’un conflit terrible et dévastateur qui a opposé l’Eglise catholique, intolérante et doctrinaire, soutenant tous les gouvernements autoritaires de son temps, à l’Etat républicain, pourtant nullement voué par nature ou par vocation à être, ni anticlérical, ni antireligieux.

Je fais le rêve, puisqu’il n’est pas possible de refaire l’histoire, qu’on admette sa complexité, surtout en France, et qu’on en prenne acte. Ne demandons pas aux francs-maçons anglais, pour qui la dimension religieuse est largement constitutive de l’identité sociale, en maçonnerie comme partout ailleurs chez eux, et qui ont inventé la liberté de conscience (liberty of conscience), expression apparue dans l’édition de 1738 des Constitutions d’Anderson pour y désigner la liberté religieuse, d’adopter notre point de vue « laïque et républicain », comme s’il constituait l’horizon indépassable de la pensée humaine. Depuis plus de de 325 ans ils ont inventé la tolérance religieuse, le parlementarisme et les droits civiques, et ils n’ont plus jamais eu à s’en plaindre, francs-maçons ou non.

Je fais le rêve que les maçons français comprennent que la dualité caricaturale où l’on veut les enfermer, entre une maçonnerie « qui croit au ciel » et une qui n’y croit  pas, est absurde, mais que cela ne signifie pas que l’avenir soit à une supra-obédience mixte et laïque qui devrait réunir tout le monde. Non à la pensée unique...

Je rêve que les maçons « réguliers » français ne croient pas que leur conformité avec le mainstream de la maçonnerie mondiale ne leur confère que des droits. Qu’au terme de la terrible crise qui, pendant environ quatre ans, a donné une visage lamentable de la maçonnerie en France et libéré toutes sortes de haines recuites et permis l’étalement sur les blogs d’invectives insensées, et qui s’est heureusement achevée pour eux alors qu’elle aurait pu les emporter, ils s’emploient, tout en restant fidèles aux règles qu’ils ont acceptées et auxquelles ils se soumettent librement, ce que nous devons respecter, à  multiplier autant que ce sera possible les messages d’amour fraternel et les gestes de coopération et de bonne volonté – au sens évangélique du terme ! – envers tous les autres maçons français.

Je rêve qu’on se souvienne qu’en Angleterre, si la reine , comme le dit l’adage bien connu,  « règne et ne gouverne pas », si l’archevêque de Canterbury, très respecté, n’est pas le pape et ne peut rien faire sans l’approbation de la Communion anglicane, de même le Grand Maître de la GLUA, un aristocrate de haut rang, au nom de qui tout est fait, n’a en pratique qu‘une influence limitée et que c’est avant tout la volonté des loges qui prévaut outre-Manche. Nous autres, prétendus républicains, avons fait de nos Grands Maîtres de petits monarques qui, trop souvent, prennent leur dignité dérisoire au sérieux et se croient investis d’une mission – et conduisent à des naufrages devant un entourage tétanisé ou complice. Puissions-nous devenir monarchistes à la manière anglaise….

Que chacun fasse bien ce qu’il croit devoir faire, avec sincérité et de préférence modestie, sans prétendre détenir l’unique vérité ni se sentir le droit de donner des leçons aux autres.

Je m’éloigne du sujet ? Non, j’y reviens.

L’Eglise d’Angleterre est un modèle de l’Angleterre religieuse, ce qui veut dire qu’elle est unie dans une extrême diversité, et il en va de même de la Grande Loge, en dépit de tout ce qu’on peut croire en France –  et c’est un franc-maçon « non reconnu » qui l’affirme, comprenons-le bien ! Voilà pourquoi, peut-être, elle est en paix depuis plus de deux siècles et a conquis le monde maçonnique…

Ce qui ne signifie d’ailleurs pas que tout restera toujours en l’état, loin de là. Les Anglais changeront quand ils le jugeront utile, et l’on sera peut-être surpris de leur audace ! Mais ce ne sera pas sous l’effet de misérables petites combinaisons parisiennes.

 Un dernier constat pour servir de préface à l’avenir. Un détail frappant marque une  différence entre l’Eglise d’Angleterre et la Grande Loge Unie, deux institutions que je me suis amusé, un peu par jeu, à rapprocher de toutes sortes de manières : à Saint Paul comme à Westminster, au cours de ces deux derniers jours, la moitié des célébrants étaient des femmes…et l’Eglise d’Angleterre vient pour la première fois d’élever l’une d’entre elles à l’épiscopat !

On a raison de dire que Noël est un jour d’espoir…



[1] C’est également ce qu’on fait en Angleterre avant de commencer les travaux d’une loge…

[2] En anglais maçonnique, le mot East, qui veut naturellement dire est, désigne aussi ce qu’en français on appelle »l’Orient » : le Grand Orient des Pays-Bas se dit, en anglais, Grand East of the Netherlands.

Faut-il partir du pied droit ou du pied gauche ?...

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Voici une question qui a fait couler beaucoup d’encre et suscité des exégèses parfois surprenantes. Il est même arrivé que l’on convoque la Kabbale pour expliquer que dans certains Rites on part du pied droit – le côté de la « Clémence » – et que dans d’autres, c’est du pied gauche – le coté de la « Rigueur » !...

On peut certes, comme Jonathan Swift – qui passe pour avoir été franc-maçon – considérer que ce problème est d’un intérêt assez mince et relève de la même problématique que celle l’empereur de Lilliput qui souhaitait savoir, si l’on en croit les Voyages de Gulliver, comment il fallait manger les œufs (par le gros bout ou par le petit bout), et qui s’apprêtait à défendre son point de vue par les armes !

Mais si le sujet est en effet assez mince, il permet au moins d’illustrer une méthode. Pour comprendre le sens et la portée d’un usage maçonnique, l’herméneutique aventureuse, mais si commune, qui consiste à croire que la réponse est dans la question et que, en vertu de la « libre interprétation des symboles », on peut tout imaginer, conduit malheureusement très  souvent à pures élucubrations. Pour trouver le droit chemin la méthode est pourtant simple, c’est toujours la même : pister l’apparition d’un usage dans l’histoire des rituels et la rapporter au contexte, à la fois maçonnique, culturel et même cultuel, qui l’a vu naître. On fait ainsi des découvertes intéressantes.

Partir du bon pied

Les plus anciens « rituels », qu’ils viennent d’Ecosse (les manuscrits du groupe Haughfoot, de 1690 à c. 1715) ou anglais, sont davantage des catéchismes, des instructions que des rituels au sens propre. La fameuse Masonry Dissected, la divulgation majeure de Prichard, en 1730, ne nous  en dit pas davantage.

Lorsque les premières divulgations françaises apparaissent, entre 1737 et 1744, on ne trouve pas de renseignement substantiel sur ce point.  Quand des rituels « bien écrits » de ce qui allait bientôt s’appeler le Rite Français (ou Moderne) sont disponibles, soit vers la fin du XVIIIème (version manuscrite de 1785, version imprimée de 1801, Rituel « Berté » de 1788), on parle des « trois pas d’Apprenti » sans plus de précision. Cependant, les Tuileurs du XIXème siècle, comme celui de Delaulnaye (1813) nous apprend bien que « selon le régime du Grand Orient de France », on part du pied droit pour la marche d’Apprenti – ce que confirme le Tuileur de Vuillaume (1825).

Il faut ici préciser que les rituels français du XVIIIème siècle, dont ceux du Rite Ecossais Rectifié (1783-1788), ne reprennent pas tous cet usage bien qu’ils soient de type « Moderne » : dans le RER, le candidat part du pied gauche, mais c’est le pourtant toujours genou droit qui est mis à nu (et donc le gauche en pantoufle)[1] ! Avec la présence des trois grandes colonnes Sagesse, Force et Beauté au centre de la loge, c’est donc l’un des deux seuls caractères distinguant ces Rites Ecossais du XVIIIème des rituels plus courants à l’époque – précurseurs du Rite Français.

La première idée qui se présente naturellement à l’esprit est que l’usage de partir du pied droit – on n’ose dire cette « tradition » – venait précisément de la Grande Loge de Modernes, c’est-à-dire la première, fondée en 1717, et dont dérive les usages maçonniques les plus anciennement connus en France au XVIIIème siècle. Mais nous ne disposons pas de rituel certain du « Rite des Modernes » pour cette période en Angleterre…sauf peut-être dans un texte en français !

Il s’agit du Franc-maçon démasqué, publié la première fois en 1751, à Londres, « chez Owen Temple bar ». Or ce texte, en partie énigmatique, semble bien pouvoir être considéré comme représentant au moins une version du rituel des Modernes, à Londres, vers le milieu du siècle. C’est d’ailleurs l’avis d’A. Bernheim avec qui il m’arrive souvent d’être d’accord quand il s’agit de parler d’histoire lointaine de la franc-maçonnerie…[2]

 

Macon démasqué.jpg

 

 Une divulgation problématique mais bien intéressante...

 

Or ce texte est sans ambiguïté. Il dit que la marche d’apprenti se fait « en avançant le pied droit le premier », ce que les textes français imprimés de la même époque ne disent pas aussi précisément.

On peut par conséquent admettre, comme hypothèse de travail raisonnable,  que « partir du pied droit » est un usage des Modernes, transmis et conservé en France tout au long du XVIIIème siècle, jusqu’à nos jours dans les Rites qui dérivent du Rite des Modernes, au premier rang desquels le Rite Français.

Les Anciens roulent à gauche…

En revanche,  que pouvons-nous dire des Anciens ? Les premiers rituels imprimés qui se rapportent à leurs usages sont de 1760, notamment The Three Distinct Knocks (Les Trois Coups Distincts). Ce texte très élaboré ne dit pas clairement que l’on commence la marche d’apprenti du pied gauche. Cependant on note d’emblée une différence frappante avec tous les rituels français cités plus haut –  et aussi avec Le Franc-maçon démasqué : c’est ici le genou gauche qui est mis à nu (le pied droit en pantoufle), et non le genou droit (avec le pied gauche en pantoufle)! C’est du reste ainsi que, de nos jours encore, se prépare le candidat en Angleterre – et l’on sait que le Rituel de l’Union, en 1813, a fait prévaloir sur pratiquement tous les points les usages des Anciens.

 

 Une divulgation emblématique des Anciens

 

Il devient alors à peu près évident que dans la tradition des Modernes, le pied gauche est déchaussé et que chez les Anciens, c’était l’inverse. Cela pourrait déjà sembler cohérent avec le fait que le premier pas est fait, chez les Modernes, en partant du pied droit, et chez les Anciens en partant du pied gauche.

C’est de cette source que provient peut-être l’usage au REAA de partir du pied gauche – comme l’annoncent déjà sans équivoque les Tuileurs de Delaulnaye et de Vuillaume. On sait en effet que les grades bleus du REAA furent compilés en France en 1804 à partir d’une source essentielle, le rituel des Anciens que les fondateurs du REAA avaient pratiqué en Amérique. Il reste cependant que dans ce rituel, le Guide des Maçons Ecossais, qui est une synthèse maladroite et un peu bâclée entre le Rite des Anciens et un Rite Ecossais du XVIIIème siècle français (donc de type « Moderne »), on a mixé, à la hâte et sans trop de discernement, des éléments souvent incohérents. Ainsi, dans le Guide, on part bien du pied gauche, mais l’on a conservé, comme dans les Rites Ecossais du XVIIIème siècle, la préparation physique avec « le genou droit nud et le soulier gauche en pantoufle ».

 

 

 Un melting pot maçonnique...

 

On ne sait donc trop si le REAA tire son choix du « pied gauche en premier » des Rites Ecossais antérieurs ou du Rite des Anciens. Mais nulle part, dans les rituels Ecossais du XVIIIème siècle, qui sont par ailleurs, répétons-le, de type Moderne – avec en particulier l’ordre J. et B. (voir plus loin) pour les deux premiers grades et les deux Surveillants à l’ouest – on ne justifie d’aucune manière cette inversion, seulement partielle puisque la préparation physique, elle, n’a pas changé…

Il nous reste donc à tenter de comprendre pourquoi les Modernes commençaient à droite et les Anciens à gauche.

Le retour des Colonnes

On sait que, entre les Modernes et les Anciens, l’une des différences tenait à l’ordre des mots des deux premiers grades : chez les Modernes c’était J. au premier grade et B. au second, et le contraire chez les Anciens. Là encore, on a dit beaucoup de choses sur les raisons de cet ordre différent...

Je ne reviendrai pas ici en détail sur ce sujet que j’ai traité ailleurs[3], mais la thèse classique admise par la Grande Loge des Modernes elle-même en 1809 – selon laquelle, « vers 1739 » les Modernes auraient délibérément inversé l’ordre ancien – ne tient plus guère aujourd’hui. Il est bien plus vraisemblable que cette différenciation fut plus tardive, en tout cas postérieure à l’apparition de la Grande Loge dite des Anciens, et nul ne peut dire qui a commencé à changer quelque chose. Certes, on sait aujourd’hui que la position archéologique, dans le Temple de Jérusalem, était bien B. au nord et J. au sud, mais cette perspective n’est jamais évoquée par quiconque au XVIIIème siècle et ne sert jamais de justification. Rappelons que dans la polémique assez peu reluisante qui a opposé les deux Grandes Loges anglaises pendant 60 ans, Laurence Dermott, le chef de file des Anciens, disait que les Modernes ignoraient tout simplement la signification J. et de B. , et que c’était la raison de leur « erreur » : selon lui, les Modernes croyaient que J. renvoyait au « rhum de la Jamaïque » et B.  à celui de la Barbade !...

C’est ici qu’on peut faire une hypothèse. Je soupçonne qu’il y a un rapport entre l’ordre inverse des deux mots, d’une part, et la préparation inversée des candidats et leur marche, d’autre part. Or, si on lit simplement la Bible en oubliant l’archéologie, on ne lit pas que J. était au sud, mais qu’elle était « à droite » et que l’autre colonne, B., était « à gauche ».[4]

Les Modernes, avec J. pour mot de l’Apprenti partaient du pied droit, et les Anciens, avec B., partaient du pied gauche…[5]

Cette question de l’inversion des colonnes a pris tellement d’importance dans leur querelle, que j’incline à penser qu’elle a pu aussi influencer le « pied de départ ». En tout cas, après l’Union de 1813, la Loge de Réconciliation qui a travaillé entre 1813 et 1816 pour fixer le rituel de l’Union – celui que sont supposées pratiquer toutes les loges anglaises de nos jours – a adopté à la fois le départ du pied gauche et la préparation physique correspondante (et non celle des Modernes, comme l’ont fait les Rites Écossais en France)[6]… en même temps que l’ordre « ancien » des mots, comme si tout cela avait à ses yeux une secrète cohérence !

Je laisse à chacun le soin de méditer cette hypothèse, qui est n’est pas entièrement démontrée, je l’admets, et le cas échant de la contester. Une recherche documentaire plus approfondie viendra peut-être la contredire.

Il reste qu’avec une série de bons rituels convenablement datés et une Bible – de présence celle du Roi Jacques pour les références anglaises (King James Version) – on peut comprendre presque toute la maçonnerie…ou du moins éviter les plus graves élucubrations !

 



[1] Le même paradoxe, que j’appelle « l’inversion partielle », s’observe dans le Rite Écossais Philosophique de la fin du XVIIIème siècle.

[2]Masonic Catechisms and Exposures, AQC 106, 1994.

[3] R. Désaguliers, Les deux grandes colonnes de la franc-maçonnerie, 4èmeéd. Revue et corrigée par R. Dachez et P. Mollier, Paris, 2012, Chapitre II « Le problème de l’inversion des mots des deux premiers grades », pp.33-63.

[4] Rappelons que dans la tradition des Hébreux puis des Juifs, on désignait le nord et le sud en regardant l’est : le nord est alors à gauche et le sud à droite. Et n’oublions pas que le Temple de Salomon s’ouvrait à l’est, et qu’on regardait donc vers l’ouest en y entrant…

[5]I Rois, 7, 21-22.

[6] Il faut observer que dans le Rite des Modernes comme dans celui des Anciens, le genou est découvert du côté qui effectuera le premier pas, et c’est encore de ce côté que l’on s’agenouillera pour le serment. Ce parallélisme, qui a peut-être un sens, est perdu dans les Rites Ecossais sans qu’on en connaisse la raison…pour autant qu’il y en ait une !

Bonne Année 2015 !

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Puissent les francs-maçons être à la hauteur de leurs aspirations, mettre en pratique les vertus qu'ils professent et appliquer les principes qu'ils proclament !

Peut-être le monde sera-t-il un peu meilleur...

 

Très fraternellement à tous et toutes !

La franc-maçonnerie est-elle théiste, déiste ou bien encore… « adogmatique » - et depuis quand ?

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Voilà une sempiternelle question qui se noie malheureusement souvent dans les méandres de la politique maçonnique, avec un peu d’ignorance des sources et pas mal de mauvaise foi. Je dis tout de suite que je ne répondrai pas à la question que je pose : cette réponse dépend de la conscience de chacun et je ne prétends pas imposer la mienne. Je ne veux pas, comme d’autres et pour la nième fois, vous exposer « ma » conception du GADL’U ! On sait ce que j’en pense...

Mais suite à un post de F. Koch sur le GADL’U   (à l’occasion de la sortie du Lexique des symboles maçonniques co-écrit avec A. Bauer), j’ai dû intervenir sur le blog La Lumière pour apporter quelques précisions historiques et renvoyer à quelques sources du XVIIIème siècle, non pas pour faire prévaloir mon point de vue, mais afin de fournir à tous et à toutes des éléments pour se forger une opinion, au-delà des postures individuelles qui encombrent les forums maçonniques.

Ces blogs ne sont pas toujours, je le constate avec tristesse, des lieux possibles d’un dialogue vraiment serein et maitrisé. On m’y a notamment accusé de proférer « une énorme contre vérité au sujet du GADL’U», ou encore « d’être partisan », parce que j’avais simplement  rappelé, dans un strict verbatim,  les propos du futur (ou déjà) Grand Maitre de la GLAMF, lequel  avait dit en toutes lettres que les « athées et les agnostiques » ne devraient pas avoir leur place dans son Obédience.

Encore une fois, le débat absurde et fatigant qui consiste à rechercher quelle est l’Obédience la nombreuse, la plus puissante, la plus régulière, la plus « traditionnelle » – avec le flou le plus absolu qui s’attache à ce dernier mot –, ne m’intéresse pas. J’ajoute qu’en ce qui me concerne, maçon attaché aux plus anciens usages de l’Ordre, pour qui le GADL’U est naturellement Dieu, et la maçonnerie exclusivement spirituelle et initiatique, je ne pense même pas que cette Obédience « parfaite » soit la mienne !

Mais je crois aussi que c’est l’occasion de faire calmement et précisément le point sur certains aspects de ce problème, mais pas sur tous évidemment, car le champ est énorme…

Anderson déiste ?

Quelques fondamentaux tout d’abord.

La franc-maçonnerie est née dans une Europe unanimement chrétienne, elle emprunte nombre de ses symbole et presque tous ses récits légendaires à la Bible, et elle a fait depuis toujours de ce livre sacré la base de son enseignement. Ce n’est pas une opinion, c’est un constat. Nier cette évidence relèverait du révisionnisme pur et simple.

Il est cependant classique, depuis le courant du XXème siècle en France, de proposer une lecture « déiste », voire « laïque » du Titre Ier des Constitutions d’Anderson de 1723. Tout le monde connait ce texte, mais l’a-t-on seulement bien lu ?

On pourrait penser que sa lecture est simple. On croit trop souvent qu’elle peut être simpliste. On commet alors deux erreurs méthodologiques terribles : la première est de n’en citer que des passages, la seconde est de les extraire de leur contexte. Avec un tel procédé, on court tout droit au contresens.

Premièrement, voyons le contexte. Il est double : c’est d’abord le fait que ce texte a été rédigé dans l’Angleterre du début du XVIIIème siècle où, déjà, l’appartenance religieuse était considérée comme en partie  constitutive  de l’identité sociale : pas de rattachement religieux, pas d’identité complète.

En outre, la rédaction a été placée sous la responsabilité immédiate de deux ecclésiastiques. L’un d’eux, Jean-Théophile Desaguliers, fils d’un pasteur huguenot français chassé par Révocation de l’Édit de Nantes, lui-même chapelain de grands aristocrates, avait été solennellement ordonné comme Ministre dans l’Église d’Angleterre et en avait donc accepté sans équivoque tous les enseignements fondamentaux ; on l’a dit « unitarien » (c’est-à-dire refusant la conception trinitaire du Dieu chrétien) en raison de sa proximité  avec Newton, qui l’était sans doute – et avait pour cette raison, par faveur spéciale, obtenu le droit de ne pas « prendre les ordres divins », c’est-à-dire être ordonné dans l’Église, comme il aurait dû l’être pour professer à Cambridge ! – mais Désaguliers, quant à lui, ne nous a laissé, en ce domaine, que deux sermons et quelques passages de sa correspondance qui expriment des sentiments religieux tout à fait classiques pour un homme de son état.  Le second, James Anderson, pasteur presbytérien, sera notamment l’auteur en 1733 d’un violent pamphlet précisément dirigé contre les unitariens, un livre intitulé Unity in Trinity and Trinity in Unity, ce qui en dit long sur le libéralisme théologique prétendu de cet Ecossais virulent…

 

 Jean-Théophile Désaguliers

Un digne Ministre de l’Église d'Angleterre

 

Imaginer que ces hommes aient pu éprouver la moindre sympathie pour les « athées » (stupides ou non !) et les « libertins », relève de la plus pure fantaisie.

C’est, je crois à Maurice Paillard, un respectable érudit français qui vivait à Londres que l’on doit, dans l’édition qu’il fit en 1952 des Constitutions, la thèse selon laquelle il faut distinguer le « stupide athée » de « l’athée stupide », cette dernière traduction étant retenue par lui ! En d’autres termes, selon la rhétorique aventureuse de Paillard, le texte d’Anderson n’exclut pas les « athées intelligents » ni les « athées raisonnables »[1]. C’est ainsi que Paillard, en toute honnêteté intellectuelle, j’en suis sûr, avait fait figurer une dédicace « Au Grand Orient de France [dont il était membre] pour son attachement aux principes maçonniques tels qu’ils sont admis dans l’Obligation Concernant Dieu de la Religion des Constitutions d’Anderson »…ce qui laissait gentiment entendre que les maçons anglais, quant à eux, y avaient bel et bien renoncé – au profit d’une « dérive dogmatique » !  Cette plaisante lecture est souvent colportée sans autre examen. On a pourtant de la peine à concevoir qu’un homme intelligent – et Paillard l’était sans doute – ait pu écrire une telle niaiserie.

On sait qu’en anglais, l’adjectif se place nécessairement devant le substantif  –  sauf dans de rares archaïsmes, comme Prince of the Blood Royal – et que, par conséquent, l’expression « atheist stupid » (!) n’existe pas. Si Anderson avait écrit, par exemple « an atheist when he is stupid » ou « an atheist who is stupid », on pourrait en effet discuter mais là, le doute n’est évidemment pas permis. Dans « stupid atheist », selon un stylistique alors très classique, l’adjectif stupid est ce que l’on appelle une épithète homérique : il explicite une valeur – un « prédicat » – contenu dans le substantif, et ne lui ajoute rien mais ne fait que le souligner.  Un athée, selon Anderson, est nécessairement stupide (ce qui, du reste, ne veut pas dire « idiot », mais simplement « aveuglé, frappé de stupeur »), sinon il ne serait pas athée – de même que, en français, quand on parle de nos jours d’un « sombre idiot », ce n’est pas pour suggérer qu’il existerait aussi de « brillants idiots »…

Mais que dire du « libertin irréligieux » ! Tout d’abord, le mot « libertin », au XVIIIème siècle, en français comme en anglais, désigne simplement celui qui « se fait une espèce de profession [c’est-à-dire de « déclaration de foi » !] de ne point s’assujettir aux loix (sic) de la Religion, soit pour la croyance, soit pour la pratique » (Dict. Acad. Fr., 1740). Là encore, l’épithète est homérique : par définition, un libertin est irréligieux : imagine-t-on un « libertin religieux » ? Cela aurait été, au regard du vocabulaire de ce temps, une simple contradiction dans les termes.

On le voit, en dépit des pénibles contorsions sémantiques de Paillard, il va de soi, et ce n’est pas la découverte du siècle, que les Constitutions d’Anderson excluent tout simplement  les athées et les libertins – c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de religion !

Vient alors le morceau de bravoure, quand le texte du Titre Ier se poursuit : « Il est maintenant considéré plus expédient de seulement les astreindre à cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord, etc. » Cette fois, entend-on dire, pas de doute : on décrit bien une « religion minimale », se bornant aux principes moraux qui sont énoncés : « hommes bons et loyaux, ou homme d’honneur et de probité, etc. ». Certes, mais c’est ici que le saucissonnage du texte conduit aux pires contresens…

En effet, Anderson a précisé, juste avant, que « dans les temps anciens les maçons étaient tenus, dans chaque pays, d’être de la religion, quelle qu’elle fût, de ce pays ou de cette nation, etc. » Mais de quoi parle-t-il au juste ? Ces paroles sont-elles des fleurs de rhétorique ou renvoient-elles à quelque chose de précis ?

L’Angleterre a connu pendant environ 150 ans, entre les années 1530 et l’avènement et la fin du XVIIème siècle, une longue et douloureuse période de guerres, religieuses et politiques à la fois. Ce n’était qu’une des répliques de l’affrontement européen entre les Protestants et les Catholiques. Tout avait commencé en Allemagne, on le sait.[2] Après bien des querelles, on était parvenu, en 1655 à Augsbourg, à une sorte de compromis. Il établissait un principe simple pour  chacun des états du Saint Empire – qui en comptait des centaines, parfois réduits à une simple « ville libre » : la religion obligatoireétait celle du souverain de cet Etat. Les princes et les seigneurs étaient désormais libres de choisir, pour eux et leurs sujets, entre les deux confessions chrétiennes. Les sujets en désaccord avec la religion de leur suzerain avaient en revanche le droit d’émigrer ! Cujus regio, ejus religio : c’est sur cette base que la paix relative fut obtenue en Allemagne.

C’est au fond en application de ce principe qu’en France la Réforme fut persécutée : le roi de France était catholique ! En Angleterre, Henri VIII rompit avec Rome pour des motifs matrimoniaux mais lui-même, en dehors de la prééminence du pape, admettait tous les dogmes de la foi catholique. Il n’en fut pas de même de son successeur, le trop jeune Édouard VI, placé sous l’influence d’un entourage qui fit prévaloir une forme de calvinisme. Puis, avec Mary Tudor, Bloody Mary (« Marie la Sanglante »), de funeste mémoire, le catholicisme revint en force en même temps que les bûchers et les échafauds, avant que l’avènement d’Elizabeth Ière ne permette une sorte de compromis final (les XXXIX Articles de 1563) dont devait naître l’anglicanisme – une religion à « géométrie variable ».

 

 1563 : les bases de l'anglicanisme sont enfin posées...

 

Pendant toutes ces années, en Angleterre, c’est au nom du principe « Cujus regio, ejus religio » que les protestants ont été pourchassés par les souverains catholiques, et les catholiques étripés par les souverains protestants ! C’est à cette sombre époque (« dans les temps anciens… »), alors heureusement révolue, que fait évidemment allusion Anderson. Désormais, en Angleterre, quelle que fût l’opinion religieuse du roi, on pouvait avoir la foi de son choix – même si les catholiques furent encore marginalisés et brimés et ne retrouvèrent tous leurs droits qu’en 1829 ! C’est pourquoi, après avoir évoqué « la religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord », et qui repose sur les grand principes moraux communs à toutes les confessions chrétiennes, Anderson souligne que l’on doit laisser naturellement « à chacun ses propres opinions [religieuses], et surtout il ajoute : « quelles que soient les dénominations ou confessions qui aident à la distinguer ». Cette dernière précision recèle encore un piège…

En anglais, le mot « denomination » est un faux ami : il ne veut pas dire simplement « dénomination » comme en français, c’est un mot qui désigne spécifiquement une église particulière ! Chacun, pour Anderson, est en effet nécessairement membre d’une « dénomination » spécifique, c’est-à-dire d’une Église parmi tant d’autres désormais toutes autorisées, de même que chacun adhère à une « confession » – c’est-à-dire une déclaration de foi propre à cette Église. En d’autres termes, si l’on fait la part du style lourd et emberlificoté d’Anderson – un très mauvais écrivain ! –, il dit simplement que tout maçon est nécessairement croyant (« ni athée, ni libertin »), qu’il a donc nécessairement une Église (« dénomination ») mais qu’il est entièrement libre de la choisir et de se retrouver, par conséquent, avec les autres maçons, sur les valeurs morales qui leur sont communes (« cette religion sur laquelle tous les hommes sont d’accord »). «  Ainsi, conclut-il,  la maçonnerie devient le Centre d’Union et le moyen de nouer une amitié sincère entre des personnes qui n’auraient que rester perpétuellement étrangères » –  et qui pendant 150 ans n’avaient pas cessé de s’entretuer au nom de leur foi persécutée…

Que l’on me comprenne bien : je ne suis pas en train de proposer, après tant d’autres, ma propre vision contemporaine des Constitutions de 1723, en tordant plus moins le texte au gré de ma fantaisie ! J’essaie seulement d’éclairer son contexte pour faire saisir comment on le lisait en son temps : Anderson, presbytérien farouche, mais désormais libre de son culte dans une Angleterre anglicane, faisait de la maçonnerie le carrefour tant attendu de tous les chrétiens, croyants et libres. C’est en cela que consiste le fameux « universalisme andersonien » qui donne lieu à tant de méprises – et de récupérations diverses et parfois presque comiques. Que cela nous plaise ou non, que nous adhérions ou non à la vision qu’il exprime – c’est là un autre sujet – il ne faut pas faire dire à Anderson ce qu’il n’a jamais voulu dire, et son texte n’est ni déiste, ni  laïque : une telle idée, s’il avait pu la comprendre, l’eût même évidemment scandalisé…

Au XVIIIème siècle, les Anglais, les plus en avance de leur temps, n’ont pas inventé la laïcité : ils ont conçu et mis en œuvre les droits civiques, le parlementarisme et la liberté religieuse : c’est leur œuvre immortelle, et la maçonnerie en fait partie.

Encore un ultime exemple qui montre, une fois de plus, l’importance du contexte : on entend également souvent dire que dans ce texte, en dehors de l’intitulé du Titre Ier  « Concernant Dieu et la Religion », il n’est jamais question de Dieu ! De là à dire que l’on s’en passait déjà ou que le Grand Architecte de l’Univers y était déjà « un symbole librement interprétable », il n’y a qu’un pas. Que doit-on en penser ?

 

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 La version de 1723...

 

Simplement ceci : le Titre Ier représente 11  lignes à la page 50 d’un ouvrage qui en compte 91. Je suggère, quant à moi, de lire l’ouvrage en entier, en commençant par la page 1, par exemple…

Le début de l’ouvrage, qui représente 48 pages exactement, est une histoire du métier de maçon et de la franc-maçonnerie – histoire naturellement fabuleuse, légendaire et mythique, mais peu nous importe ici. Elle commence, comme il se doit, au Paradis ! Or que lit-on dans les deux premières lignes du texte ? Ceci : « Adam, notre premier parent, créé à l’image de Dieu, le Grand Architecte de l’Univers… » No comment.

En veut-on davantage ? Alors passons à la page 24. En évoquant le règne d’Auguste, Anderson insère entre parenthèses un commentaire ainsi conçu : «C’est sous son règne que naquit le Messie de Dieu, le Grand Architecte de l’Eglise ». 

SI j’ose m’exprimer ainsi – moi, l’incorrigible parpaillot –, la messe est dite….

Le prétendu tournant de 1738

Je ne voudrais pas fatiguer mes lecteurs mais il faut évoquer tous les problèmes que suscite une lecture non pertinente d’un texte que, par ignorance ou par désinvolture, l’on détache de la culture qui l’a vu naître. On affirme volontiers que le texte de la version de 1738 (2èmeédition des Constitutions) marque un début de « recul dogmatique » par rapport à « l’universalisme » prétendu de la 1èreédition et préfigure l’évolution « abusivement religieuse » dont la maçonnerie britannique nous donnerait encore le spectacle. Voyons donc cela brièvement...

La rédaction du Titre Ier de la version de 1738 diffère en effet de celle de 1723. Elle fut pourtant  publiée sous la signature du même auteur et reçut la même approbation de la Grande Loge de Londres. Or, que dit-elle ?

« I. Concernant Dieu et la Religion

Un maçon est obligé de par sa tenure d’observer la loi morale, comme un vrai Noachide; et s’il comprend bien le Métier, il  ne sera athée stupide ni libertin sans religion, ni n’agira jamais contre la Conscience.

Dans les temps anciens, les Maçons Chrétiens devaient se conformer aux usages chrétiens de chaque pays où ils voyageaient ou travaillaient. Mais la maçonnerie existant en toutes les nations même de religions différentes, le seul devoir est aujourd’hui d’adhérer à cette religion sur laquelle les hommes sont d’accord (laissant à chaque Frère à garder ses opinions particulières), c’est-à-dire d’être hommes bons et vrais, ou hommes d’honneur et de probité, par quelque Noms, Religions ou Croyances qui puissent les distinguer : car ils s’accordent tous sur les trois grands Articles de Noé[3], et c’en est assez pour préserver le ciment de la loge. Ainsi la maçonnerie est le Centre de leur Union, et le moyen de concilier des personnes qui auraient dû, autre­ment, rester perpétuellement éloignées.»

On a prétendu très souvent que cette nouvelle rédaction, évoquant les Noachides, une référence évidemment biblique, préfigurait une sorte de resserrement religieux et « dogmatique »[4] que d’aucuns déplorent dans la maçonnerie anglaise de nos jours. C’est à partie de 1738 que la maçonnerie d’Outre-Manche aurait commencé à s’engager sur une pente dangereuse…

Or, qu’en est-il ?

Ceux et celles qui ont pris la peine de lire tout ce qui précède le comprennent immédiatement : le texte de 1738, bien loin d’être une fermeture, est au contraire une réelle ouverture vers toutes les religions de la Bible, et non seulement vers les Chrétiens, clairement les seuls concernés (Catholiques contre  Protestants) par la première rédaction ! En renvoyant à Noé, bien avant Moïse, on inclut les Juifs qui, précisément commencèrent alors à être admis dans les loges en Angleterre – et en furent bannis presque partout ailleurs en Europe jusqu’à a fin du XVIIIème siècle, voire plus tard ! Rappelons que les lois noachides étaient celles que, selon le judaïsme traditionnel, pouvait suivre tout non-juif pour être considéré comme un « Gentil vertueux », susceptible d’avoir part au « monde à venir ». Dans les Actes des Apôtres, Luc rapporte que, lors du « Concile de Jérusalem » (vers l’an 50), sous la présidence de Jacques et en présence de Pierre, on convint d'imposer aux païens qui se convertissaient à la foi en Jésus-Christ (ce qui ne s'appelait pas encore le christianisme), des obligations inspirées des lois noachides, dont il donne la liste.

La conception de 1738 est certes fondée sur des références religieuses – exactement comme celle de 1723, on l’a vu ! – mais avec une extension qui préfigure l’évolution dite « non demonational » qui sera finalement consacrée par la Grande Loge Unie d’Angleterre, en 1813, lorsque sera achevée ce que les auteurs anglais nomment encore la « déchristianisation du Métier ». Pas du tout l’amorce de la laïcité, là non plus, mais l’affirmation encore plus large de la liberté religieuse.

Un dernier détail, pour monter que, décidément, tout est toujours plus compliqué qu’on ne le croit ! C’est dans cette édition de 1738, prétendument marquée par un « recul dogmatique », que l’on trouve pour la première fois dans un texte maçonnique une expression bien intéressante : « Liberté de conscience » (Liberty of Conscience) !

Non, ce n’est pas une invention du Grand Orient de France à la fin du XIXème siècle – bien qu’il ait donné à ces mots un sens nouveau et différent – mais de la Première Grande Loge au moins dès 1738…et cela désigne alors le droit imprescriptible…de choisir sa religion !

Dans la suite de l’histoire

J’entends ici les clameurs : « Quoi ? Vous prétendez donc qu’il n’y a jamais eu de déistes dans la franc-maçonnerie au XVIIIème siècle ? »…

Mais où aurais-je écrit une telle absurdité ? Bien que sûr que non : je dis seulement que ni Anderson ni Désaguliers n’étaient déistes, et que les Constitutions d’Anderson ne favorisent pas cette vision du monde, rien de plus. L’incroyance est un phénomène qui a commencé à se faire sentir en Europe, et en France notamment, dès le XVIème comme l’avaient déjà montré les travaux fondateurs de L. Febvre[5]. En Angleterre au XVIIIème, et plus encore en France, elle va faire de progrès fulgurants malgré la pression sociale et la censure de l’opinion. Mais elle reste alors un phénomène marginal dans la population générale, toutes les études le montrent aussi[6]. En revanche, une conception épurée, celle d’un Voltaire par exemple, sans doute aussi d’un Montesquieu (qui tous deux furent francs-maçons à presque 50 ans de distance), voire le scepticisme plus net d’un Diderot (qui faillit seulement être initié) et d’un certain nombre d’intellectuels moins connus de leur temps, vont se répandre dans certains milieux cultivés. Or, c’est entre autres ceux où la franc-maçonnerie va recruter. Ce qui veut dire que des athées presque notoires, comme Lalande par exemple, ont pu – en jouant sur les mots, avec leur conscience, ou en passant par un rituel trafiqué ? – devenir francs-maçons. Cela n’est pas douteux.

 

 Voltaire pensait que les francs-maçons dérivaient des "cornards de Normandie"

Je veux simplement souligner un point : les rituels maçonniques, eux, n’ont pas varié tout au long du du XVIIIème siècle – du moins en France jusque dans le dernier quart du siècle sans doute, alors qu’en Angleterre ils ont été définitivement fixés sur ce point. Dès 1745, dans Le Sceau rompu, on lit que le serment maçonnique s’achève par les mots « Et que Dieu me soit en aide. » Cela ne faisait que rependre la formule identique qu’on trouve chez Prichard en 1730, dans Masonry Dissected, ouvrage supposé avoir beaucoup influencé le rituel des Modernes (qui ne seront nommés ainsi que 20 ans plus tard !), et l’on trouve les mêmes mots dans The Three Distinct Knocks, en 1760, présenté comme reflétant le rituel des Anciens – ce qui permet de signaler au passage, j’y reviendrai un jour, qu’il n’y avait pas de différence philosophique ou religieuse essentielle entre les deux. En France, en 1785, lorsque le Grand Orient de France fixe les grades de ce qui allait bientôt s’appeler le Rite Français, il retient une formule du même serment qui commence par ces mots : « …devant le Grand Architecte de l’Univers (qui est Dieu)… ». La mention entre parenthèses disparaitra en revanche de la version imprimée « en  1801 » (?) sous le titre de Régulateur du maçon, mais dans le Guide des Maçons Ecossais« de 1804 », rituel fondateur des grades bleus du REAA en France, la loge est ouverte « Au Nom de Dieu et de Saint Jean d’Ecosse », tandis que le serment lui-même, qui comporte aussi la mention « …du Grand Architecte de l’Univers qui est Dieu », s’achève pas cette prescription : «  Le récipiendaire baise trois la Bible », ce que les maçons anglais n’ont jamais cessé d’observer jusqu’à nos jours.

Pour des rituels « déistes », convenons qu’on aurait pu faire mieux…

De quoi s’agit-il au fond ?

Mais pourquoi revenir sans arrêt sur ces questions ? En fait, observons que cela ne pose qu’en France et dans quelques pays latins qui, depuis la fin du XIXème siècle, ont subi son influence culturelle et intellectuelle, y compris dans la maçonnerie. Les effectifs concernés par le rejet d’une vision traditionnellement religieuse de la maçonnerie ne représentent à peine que 10% des effectifs mondiaux, et 90% d’entre eux se trouvent en France ! C’est à cela que se réduit, soulignons-le, ce que l‘on considère parfois comme la « partage » entre la maçonnerie « libérale et adogmatique » et la maçonnerie « régulière »…

Pour 90% des francs-maçons du monde, de nos jours encore, en effet, la question ne se pose pas et le GADL’U est « un Etre Suprême » – lequel est appelé Dieu, non seulement dans les textes constitutionnels mais aussi et surtout dans les rituels et les serments. Et la Bible est présentée comme la source de tous les enseignements maçonniques, les Anglo-saxons admettant toutefois, par ouverture confessionnelle depuis l’Union de 1813, que l‘on puisse pour le serment – et pour le serment seulement – lui substituer la Livre sacré d’une autre foi religieuse – mais il en faut un qui, par « la sainteté » qui s’y attache, « lie la conscience de celui qui s’engage ».

Tout cela relève de ce qui est officiel, si j’ose dire, de ce qui est écrit et de ce sur quoi on s’engage par serment. Ce n’est pas rien ! Mais, nous le savons tous, la réserve mentale est possible et, depuis l’origine des temps, les hommes ont parfois prêté des serments en croisant les doigts ou en se disant en leur for intérieur qu’ils  le faisaient sous la contrainte, ou qu’ils préféraient ne pas y voir ce qu’on leur demandait d’y voir, ou que cela ne les empêcherait pas de l’interpréter autrement, bref : ils ont juré au nom de ce à quoi, parfois, ils ne croyaient pas vraiment, ou même pas du tout. Certains de ces menteurs avérés firent même une "belle" carrière...

C’est ainsi que j’ai connu, en France surtout, mais aussi dans quelques autres pays – y compris anglo-saxons – des Frères qui ont purement et simplement menti parce que leur seul but était « d’en être », et que cela valait bien, selon eux, un petit parjure : cela ne doit pas être nouveau…

C’est pourquoi, même si je ne partage pas la vision d’une maçonnerie qui ne se réfère ni au sacré, ni à la transcendance, j’ai beaucoup plus de respect pour un Frère (ou une Sœur) qui, en conscience, refuse ces références et le dit, plutôt que pour ceux qui tentent de faire croire, mais en vain, qu’elles ont de la valeur à leurs yeux !

C’est précisément l’affaire de la CMF (désolé de redescendre de quelques étages !) – laquelle nécessitera vraiment qu’on en écrive une histoire détaillée et dépassionnée dans quelques années, comme un véritable cas d’école (j’en ai réuni les éléments) –, qui a relancé  ce débat impossible. Pourquoi ?

Simplement parce que l’on a tenté de faire coïncider la vision classique de Frères issus de la « régularité » (je veux parler de la GLAMF) et qui, en dépit de la probable réserve mentale de nombre d’entre eux – on le voit bien aujourd’hui à leurs déclarations publiques – avaient de jure adopté le point de vue anglo-saxon et s’y étaient engagés par serment sur la Bible, avec la conception de ceux qui, depuis la fin du XIXème siècle, ont toujours professé la plus libre interprétation du « vocable » de Grand Architecte de l’Univers, et ont toujours compté dans leurs rangs une notable proportion d’athées et d’agnostiques (je veux parler de la GLDF).

Lorsque j’ai reçu, à la fin de l’année 2012, la proposition de réponse de la future CMF à l’Appel de Bâle, j’y ai découvert cette formule stipulant que les Obédiences « invoquaient le Grand Architecte de l’Univers ». J’ai aussitôt fait observer que cela ne voulait pas dire grand-chose et ne suffirait pas au regard des Basic Principles de Londres et des mésaventures américaines de la GLDF, retoquée en 2003, dans une atmosphère de vaudeville, par la Commission de reconnaissance des Grandes Loges d’Amérique du nord, sur ce point précisément ! Plusieurs dignitaires ont alors haussé les épaules en m’entendant et ont levé les yeux au ciel. Quelques jours plus tard, l’une des composantes de cette improbable Confédération en genèse proposa ingénument une autre rédaction : le Grand Architecte de l’Univers était remplacé par « Un Etre Suprême et sa Volonté révélée » ! Tollé immédiat ! Branle-bas de combat ! L’union se fissurait déjà ! On maquilla rapidement cette bavure pour revenir à la formulation initiale – avec l’issue que l’on sait. Depuis lors, ladite Grande Loge semble avoir un peu disparu des radars de la CMF et il n’en est plus jamais question dans les déclarations de cette dernière – il s’agit de la GLIF !…

Reprenons nos esprits et soyons tous honnêtes : la franc-maçonnerie française est diverse à l’extrême. C’est une réalité complexe, aux causes multiples, que nous impose l’histoire. Admettons cette diversité comme un fardeau parfois, mais surtout comme un espoir – voir mon post récent. Et n’essayons pas de jouer sur les mots et de nous mentir à nous-mêmes en même temps qu’aux autres. On a le droit d’être et de penser ce que l‘on veut, mais à condition de le dire clairement. D’être un franc-maçon franc du collier ! C’est tout ce que je me borne à dire et ce que je m’efforce – avec difficulté ! – de faire entendre à tous les excités du web et les trolls de blogs qui s’invectivent mutuellement et profèrent des contre-vérités et des demi-mensonges, mais parfois avec l’approbation muette de leurs dignitaires, pour tenter d’avoir raison contre toute évidence et de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

Ce faisant, ils déconsidèrent et défigurent la franc-maçonnerie qui, comme l'indiquait dès 1726 un certain Francis Drake, un éminent maçon de son temps, repose sur trois grands principes – qui sont restés ceux de la maçonnerie anglo-saxonne : la Bienfaisance (Relief), la Vérité (Truth) et l’Amour fraternel (BrotherlyLove)…

 



[1]  En fait, c’est surtout dans son livre Les trois francs-maçonneries, (Opérative-Spéculative-Dogmatique), ou Histoire évolutive de la franc-maçonnerie, 1954, ouvrage érudit mais aussi plein d'imagination, qu'il a développé ces idées. Il était aussi l'auteur d'un mémorable opuscule intitulé La franc-maçonnerie et le Grand Architecte de l'Univers destructeur de son idéal !!!...

[2] A ce propos, ironie de l’histoire, 2017 sera un double anniversaire : le 500ème de la proclamation des « 95 Thèses » de Luther, qui représente le geste fondateur du protestantisme, et…le 300ème de la création de la Grande Loge de Londres !

[3] Il subsiste d’ailleurs un doute et un débat sur ce que Anderson a précisément en vue. Dans le judaïsme traditionnel, il y a sept lois noachides. Il pourrait cependant s'agir du refus de l’idolâtrie, du blasphème et du meurtre. C'est au fond en cela que consisterait la "religion sur laquelle tous les hommes sont d'accord"évoquée dans la version de 1728...

[4] Dans le jargon maçonnique français contemporain, c’est un euphémisme pour dire – ou justement, ne pas dire ! – « qui a un rapport avec la religion »….

[5] L. Febvre, Le problème de l’incroyance en Europe au XVIème siècle – La religion de Rabelais, 1947.

[6] D. Mornet, dans sa puissante étude, Les origines intellectuelles de la Révolution française, 1715-1787, publiée en 1933, estime que le basculement de l’opinion a commencé à devenir progressivement sensible au tournant des années 1750.   

Dégoût absolu...

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Devant l’abomination absolue qui s’abat sur nous, le spectacle hideux du fanatisme aveugle et meurtrier, nos petites querelles paraissent bien dérisoires !

On pense au mot de Voltaire :"Dieu a fait l'homme à son image...et l'homme le lui a bien rendu." En tous cas, certains "hommes", oui...

La maçonnerie est, à mes yeux, une havre de l'humanisme chrétien en Europe, même si certains, ce que je peux comprendre, refusent l'adjectif qui suit le mot "humanisme", et aujourd'hui plus que jamais je ne leur en veux pas. Faisons en sorte que l'Amour, célébré par Saint Paul comme ce qui ne périt pas, nous préserve d'une colère légitime et des outrances auxquelles elle pourrait nous conduire.

Soyons courageux et fermes, mais évitons de pencher à notre tour vers "le coté obscur de la force".

Devant tant d'horreur, de barbarie à l’état pur, ce ne sera pas facile...

 

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Dessin de Ciril Maçon

 

 

 

 

 

Quelques remarques sur les sources du grade d'apprenti du Rite Ecossais Rectifié (RER)

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La structure de la loge, dans le RER, respecte les standards qui correspondent à ce qu’on nommera plus tard, en France, le Rite français, c’est-à-dire ceux de la Grande Loge des Modernes de 1717 : les deux Surveillants de la loge sont à l’Occident, le Second Surveillant du côté la colonne des Apprentis, au nord, laquelle se nomme Jachin et le Premier Surveillant du côté de celle des Compagnons, au Sud, qui se nomme Boaz.

Cependant dès 1775, époque des premiers rituels français de Stricte Observance Templière, plusieurs éléments très originaux ont fait leur entrée, et tout d’abord ce qu’on nomme les « symboles » du grade, c’est-à-dire des tableaux emblématiques, celui de premier grade représentant une « colonne brisée, encore ferme sur sa base », avec une devise, également propre à chaque grade : pour le premier il s’agit de « Adhuc stat »[1].

 

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Parmi les innovations introduites au Convent national tenu à Lyon en 1778, il faut notamment  retenir les « questions d’Ordre », qui préparent le candidat à la cérémonie, et les « maximes » délivrées à l’impétrant lors de ses voyages symboliques qu’il accomplit au cours de sa réception. Il faut surtout noter la disposition des chandeliers placés au centre de loge : elle adopte en effet le modèle dit « écossais » – nullement lié à l’Écosse, on le sait – qui fit sont apparition documentée dans le courant des années 1770, sans doute à partir de la filière de la Mère-Loge Saint-Jean d’Écosse de Marseille  et de la Vertu persécutée d’Avignon. Cette disposition rompt avec celle observée dans la tradition « Moderne-Française » - bien que la structure de la loge, comme celle de tous les Rites "écossais" en France au XVIIIème siècle demeure celle du "Rite Moderne". Si les sources n’en sont pas connues, elle a du moins incontestablement contribué à singulariser les loges du RER et c’était sans doute, avant toute préoccupation proprement symbolique, l’un des buts de cette modification de forme.

Il faut rappeler, d’autre part, que le Convent des Gaules avait décidé, dès 1778, en vertu « d’une sage prudence »,  la suppression de toute mention des châtiments physiques du texte du serment de l’Apprenti (« avoir la gorge tranchée » si les secrets étaient trahis). Le Rite français, au Grand Orient, adoptera la même mesure en 1858 et la Grande Loge Unie d’Angleterre en 1986…

 A Wilhelmsbad, deux ajouts remarquables sont opérés : un protocole formel d’allumage des lumières est spécifié et des prières sont dites à l’ouverture et à la clôture de la loge, élément d’apparition tardive, on le voit, mais qui a fortement contribué à conférer aux rituels du RER le climat « religieux » qu’on leur a parfois, plus tard, reproché.

Deux autres apports doivent encore être soulignés pour rendre compte de l’état final des rituels.

En premier lieu une modification effectuée en 1785, sous l’influence des révélations de « l’Agent inconnu »[2] : le mot de passe de l’Apprenti, de « Tubalcaïn », fut changé en « Phaleg ». Ceci est resté une marque typique du RER, mais de peu de conséquence en fait. J'y reviendrai un jour.

En second lieu, est c’est bien plus important, la « dernière révision » de 1788 a introduit, au cours de  la cérémonie de réception, « l’épreuve par les éléments » : le candidat est successivement confronté au feu, à l’eau et  à la terre.  Ce dernier point  permet d’évoquer en quelques mots les motivations probables de cette révision dont les plus hautes autorités du RER de l’époque n’eurent en fait jamais connaissance.

Probablement conscient de l’échec de son entreprise, les décisions de Wilhelmsbad ayant, pour l’essentiel, été ignorées ou clairement rejetés par les loges allemandes, Willermoz eut sans doute le sentiment de se retrouver à peu près seul avec les siens. Plus de cinq ans après le Convent, il résolut de produire une version selon son cœur, au sein de laquelle il intégra toutes les significations de la doctrine coën appliquée à la maçonnerie. Les rituels de la dernière révision introduisent ainsi des séquences rituelles parfois explicitement empruntées à des rituels coëns : en nul endroit du RER l’inspiration martinésiste n’y apparaît avec autant de force et de netteté, bien qu’il n’y soit jamais explicitement fait référence.

Ainsi de « l’épreuve par les éléments » : elle reprend le schéma cosmogonique proposé par de Martinès, qui tisse le monde matériel à l’aide de trois « principes spiritueux » donnant trois éléments – et non quatre, comme dans toute la tradition occidentale classique : le feu, la terre et l’eau. De même que le protocole d’allumage de la loge est réinterprété selon ce schéma cosmogonique – ouvrir la loge rectifiée c’est recréer le monde – , de même l’initiation d’un candidat jette symboliquement ce dernier, comme jadis le « Mineur spirituel » que fut Adam, dans une prison « temporelle » dont il devra travailler à se libérer un jour…

C’est enfin dans ces rituels que sont introduites les vertus de chaque grade : le couple « Justice-Clémence » donne le ton au premier.

Ainsi, dans son état le plus élaboré, la cérémonie d’initiation du RER, empruntant  des sources multiples et pas toujours documentées,  est à la fois riche de nombreuses virtualités symboliques et pourtant d’une grande simplicité de forme. Ce contraste est sans doute l’un de ses traits les plus saisissants et concerne en fait tous les rituels du Régime dans leur ensemble.  Si l’on excepte les significations subtiles empruntées à la cosmogonie martinésistes, que le candidat a en réalité peu de chances d’apercevoir tout d’abord, la cérémonie frappe au contraire par sa rigueur dépouillée, presque son austérité.

Déambulant les yeux bandés autour de la loge, la pointe d’une épée nue sur son cœur, il peut méditer l’une des maximes de son grade : « L’homme est l’image immortelle de Dieu, mais qui pourra la reconnaître, s’il la défigure lui-même ? »



[1]« Elle se tient encore debout ».

[2]  J'aborderai un jour cet épisode singulier dans l'histoire du RER...

Le grand vide du deuxième grade…

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Un étrange contraste

Il est un constat assez frappant que l’on peut faire sans posséder une longue expérience maçonnique  – il suffit d’être parvenu au grade de Maître et surtout d’avoir un peu voyagé dans des loges d’un autre Rite, ce que tout franc-maçon soucieux de comprendre devrait impérativement faire dès le début de sa vie maçonnique.[1] Je veux parler de l’étrange asymétrie qui existe entre le premier et le troisième grades d’une part, et le deuxième d’autre part.

Il est en effet assez facile d’observer que, quel que soit le Rite de la loge, l’initiation au grade d’Apprenti répond à un schéma assez constant : introduit les yeux bandés, on fait faire au candidat trois tours de la loge – avec des épreuves plus ou moins sophistiquées, parfois réduites à presque rien (Émulation), parfois plus compliquées (comme au RER, au REAA ou même au Rite Français dans ses formes les plus « traditionnelles » – puis on lui « donne la Lumière » et, bien sûr, la cérémonie comprend la prestation d’un serment, la « prise d’Obligation ».

De même, la cérémonie d’élévation au troisième grade est pratiquement la même partout : elle se résume à la légende d‘Hiram que le candidat est conduit à revivre pour « donner naissance » à un nouveau Maître.

C’est avec le deuxième grade que le voyage à travers les Rites devient une expérience exotique : ce n’est jamais la même chose. Petit inventaire…

Au REAA, il doit accomplir cinq voyages au cours desquels on lui montre les fameux « cartouches », des panneaux sur lesquels sont écrits des séries de cinq mots désignant, successivement, des arts libéraux, des ordres d’architecture, des sens, des « grands initiés ». Du reste la liste de ces derniers connait d’innombrables variations qui reflètent bien plus l’esprit et les modes d’une époque que le legs d’une tradition immémoriale. Chemin faisant, le candidat été chargé d’un série d’outils avec lesquels il déambule. Là encore, les couples d’outils dont on le munit – on lui en donne généralement deux à la fois –, leur séquence, sont très variables d’une génération de rituel et d’une obédience à l‘autre – en fonction des fantaisies de la « Commission des rituels ». Le dernier voyage s’accomplit classiquement les mains vides et s’achève par une retentissante exclamation « Gloire au travail ! ».

 

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L’archétype du Compagnon

 

Au Rite Français, c’est parfois la même chose, ou presque, qu’au REAA, mais il y a bien d’autres variantes intéressantes : par exemple   la construction plus ou moins fictive d’un mur, ou le tracé d’une étoile à cinq branches. Ou encore la variante dite « Vilmorin », où tout repose sur le blé qui germe et annonce une moisson future…

Au RER, la scène change entièrement. Le Candidat est cette fois invité à accomplir cinq voyages…mais on le dispensera des deux derniers. Au cours de ses trois voyages effectifs, ni outils, ni cartouches, mais une variante de « l’épreuve du miroir », au cours de laquelle il sera invité à s’examiner « tel qu’il est lui-même ».

A Émulation, ni cartouches ni outils, ni miroir, mais le candidat gravit fictivement les cinq marches d’un escalier imaginaire qui le conduit…dans la « Chambre du Milieu » – qui en Angleterre est au deuxième, et non au troisième grade (retenons pour le moment cette curieuse contradiction). Puis on le conduit devant le tableau du grade – qui ne ressemble en rien à celui du grade d’Apprenti –  et on lui raconte la belle histoire d’un massacre biblique !

 

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Tableau du deuxième grade en Angleterre

 

Il y a enfin des constantes, et notamment  l’Étoile Flamboyante au centre de laquelle se trouve la lettre G – bien qu’entre les rituels anciens ou anglais (G veut dire Geometry et God) et les rituels français issus du XIXème siècle (G veut alors dire quantité de choses qui commencent par G, dont Génie et Gravitation…) il y ait, là encore, des variations parfois assez coquasses…

On peut donc, à bon droit, se poser la question : pourquoi toutes ces différences entre les nombreuses versions du grade de Compagnon, alors que les deux autres sont relativement si homogènes.

La réponse est simple, et pourrait se formuler d’une façon un peu ironique mais pas entièrement fausse : parce que le deuxième grade n’existe pas…

Petite histoire du grade de Compagnon

Quelques rappels s’imposent ici sur l’origine de certaines dénominations et sur leur contenu.

Pendant la période opérative documentée (XIIème-XVème siècle) en Angleterre, on sait que l’Apprenti (Apprentice) est un jeune homme en formation, pratiquement sans aucun droit. Les formalités de son admission « symbolique » sur le chantier étaient selon toute apparence très réduites : une lecture des Anciens Devoirs et sans doute un serment sur la Bible – ou du moins l’Évangile. Le Compagnon (Fellow) est en revanche un ouvrier accompli, libre de chercher de l’emploi mais qui ne peut lui-même s’établir comme Maître – c’est-à-dire comme employeur ou, sur un grand chantier ecclésiastique ou princier, comme « chef de chantier ». Rien ne dit que le Compagnon, à cette époque en Angleterre, ait dû prendre part à un cérémonial spécifique pour être reconnu comme tel, et même tout laisse à penser le contraire. La qualité de Maître n’était, quant à elle, qu’un statut civil.

En Ecosse, à la même époque – ce qui durera en ce pays jusqu’au XVIIIème siècle –, le schéma est un peu différent : l’Apprenti est d’abord simplement « enregistré » (booked ou registered) par son Maître avant d’être officiellement et rituellement présenté à la loge de son ressort, quelques années plus tard. Il devient alors, après une cérémonie dont nous connaissons, à la fin du XVIIe siècle en tout cas, les traits essentiels[2], un Apprenti entré (EnteredApprentice). Pour beaucoup d’ouvriers, la carrière s’arrêtait à ce stade. Devenus des Journeymen, hommes payés à la tâche, ils exerçaient leurs métier leur vie durant comme « éternels apprentis »…

Pour d’autres, une seconde étape rituelle les attendait : celle du Fellowcraft ou Craftman (Compagnon ou Homme du Métier), qualité également acquise lors d’une réception rituelle dans la loge. Là encore, nous en connaissons les éléments principaux. En fait, cette progression n’avait de sens que si l’on envisageait, non plus dans le cadre privé de la loge mais dans celui, public et civil, de l’Incorporation (la guilde municipale des Maîtres bourgeois) de devenir Maître à son tour : par succession familiale, mariage ou achat. Pour cette raison aussi, ce grade se nommait Fellowcraft or Master. Mais le statut de Maître, là encore, n’était qu’une qualification dans la cité et ne comportait aucun aspect rituel.

C’est à peu près ce dernier système qui était pratiqué à Londres, en 1723, lorsque la première Grande Loge publia son Livre des Constitutions, compilé par le Révérend James Anderson, Écossais de souche dont le père avait lui-même appartenu à la loge d’Aberdeen.

Vers 1725, une nouveauté apparaît à Londres : le « Maître » devient à son tour un grade qui s’acquiert en loge au cours d’une cérémonie spécifique – et donc nouvelle. L’apport majeur est celui de légende d’Hiram qui structure ce nouveau grade. En 1730, la très fameuse divulgation de Samuel Prichard, Masonry Dissected, va consacrer cette division en trois grades qui s’imposera – mais en quelques décennies seulement – comme le standard de la maçonnerie dite « symbolique ».

 

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Tableau du grade de Maître (début du XIXème siècle)

 

Du reste, l’évolution ne s’arrêta pas en si bon chemin : entre 1733 et 1735, alors même que le grade de Maître n’est pas encore universellement adopté – loin s’en faut – en Angleterre, apparaissent déjà de nouvelles dénominations et notamment celle de « Scots master ». Même si on ignore la nature exacte de ce grade et donc son contenu, il est certain que vers 1740-1745, il se pratiquait, au moins en Irlande, un grade de l’Arc Royal considéré comme l’achèvement de la maçonnerie symbolique et qu’à Paris on connaissait alors au moins quatre ou cinq grades après le grade de Maître (notamment ceux de Maître Parfait, de Maître Irlandais, d’Élu et d’Écossais, et très bientôt le grade prestigieux de Chevalier de l’Orient ou de l’Épée). A partir de 1745 et pendant au moins une vingtaine d’années, l’inflation du nombre des hauts grades va être impressionnante : on en compte environ une trentaine vers 1760 et plusieurs dizaines avant la fin du XVIIIème siècle…

On voit donc qu’opposer une maçonnerie de type « opératif » en trois grades, à une maçonnerie d’origine exclusivement « spéculative » en un nombre indéfini de grades, est à la fois erroné et sans objet. En premier lieu parce que dans la période opérative il n’y eut sans doute qu’un seul grade et en Écosse parfois deux, mais jamais trois au sens strict du terme. Ensuite parce que la transformation spéculative a d’abord et avant tout affecté les « grades du Métier » eux-mêmes et que l’évolution du système des grades s’est faite insensiblement et sans heurt à cette époque fondatrice – même si certains protestèrent contre le grade de Maître à Londres vers 1730, mais sur des arguments très différents. Enfin parce que la trame légendaire qui définit et caractérise ces grades établit entre eux une indéniable continuité : ce n’est, tout au long, que le développement de virtualités symboliques contenues dans les premiers grades.

Le vide de deuxième grade

Mais revenons au grade de Compagnon. Lors de l’établissement du système en trois grades, dont la fameuse divulgation de Samuel Prichard, Masonry Dissected (1730), témoigne pour la première fois, on voit bien ce qui s’est passé : le nouveau grade n’est pas vraiment le troisième, mais bien plutôt le deuxième !

En effet, le grade de Fellowcraft or Master de l’Écosse du XVIIème comportait une salutation spécifique que l’on nommait – et nomme encore au Royaume-Uni – les « Cinq Points du Compagnonnage » (Five Points of Fellowship) mais il n’existait alors aucune légende pour rendre compte de leur signification. En particulier, et pour être clair, rien ne nous dit qu’il s’agissait alors d’un rite de « relèvement » !

Lors de la constitution du système en trois grades, les Cinq Points se sont retrouvés au troisième grade (tout en restant les « Points du Compagnonnage » en Grande-Bretagne, pour ne devenir que sur le Continent, et d’abord en France, les « Cinq Points Parfaits de la Maîtrise), mais désormais ils servent d’explication à la phase finale de la légende d’Hiram, lors de la découverte du Maître assassiné. On mesura alors que ce qui ce qui faisait le cœur de l’ancien grade de « Compagnon ou Maître » lui a été retiré. Il ne reste plus grand chose pour le remplir…

 

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Le symbole fondamental

 

Hormis un élément qui prend alors un relief nouveau : la lettre G, révélée au Compagnon dans la Chambre du Milieu (qui en Grande-Bretagne est toujours restée au deuxième grade et n’a jamais gagné le troisième). Cette chambre est en « élévation » puisqu’on y accède par un escalier en forme de vis qui se montre par cinq marches. Elle évoque les salles qui se trouvaient de part et d’autre du sanctuaire, dans le Temple de Salomon, et que le texte biblique mentionne du reste très précisément.[3] La contemplation de cette lettre demeure donc le seul « secret » propre au grade de Compagnon.

La lente émergence du grade de Compagnon

Pendant une grande partie du XVIIIème siècle, en France comme en Angleterre, le grade de Compagnon n’a pratiquement pas eu d’existence autonome. Il est généralement donné le même soir que celui d’Apprenti, dans la même cérémonie, et se solde par trois tours supplémentaires et un nouveau serment. Ce n’est que peu à peu, sans doute d’abord en Angleterre vers le milieu du siècle, puis en France dans le dernier quart de ce même siècle, qu’il va s’autonomiser et adopter un contenu plus substantiel.[4] Cette évolution se fera en des endroits divers et souvent très éloignés, à des époques différentes, et cela rend compte de l’incroyable diversité de son contenu, dont témoignent encore les rituels contemporains.

C’est sans doute ce grade qui, dans la maçonnerie « bleue », a le plus inspiré la créativité des auteurs de rituels. Selon les époques, avec le récit biblique anglais, la mystique contemplative du RER à la fin du XVIIIème, l’ouvriérisme du XIXème siècle avec les outils, le souci presque scolaire que traduisent les « cartouches », jusqu’à la fascination plus récente pour le Compagnonnage français avec l’épisode du départ final, besace sur le dos, le grade de Compagnon a été le reflet des influences qui se sont exercées sur la maçonnerie, d’un côté ou de l’autre de la Manche.

Cela traduit bien à quel point,  même si elle véhicule quelques invariants, nécessairement à la fois simples et anciens, la forme et les usages de cette maçonnerie sont étroitement liées à la culture ambiante et aux préoccupations de ceux qui sont venus dans les loges, en tous lieux et à toutes les époques…



[1] Il ne faut JAMAIS écouter ceux ou celles qui disent à leurs jeunes Frères ou Sœurs qu’il ne faut pas aller visiter les loges d’un autre Rite, au risque de contacter «  de fausses idées » ou de « se brouiller l’esprit ». C’est une sottise absolue…

[2]Cf. les manuscrits du groupe Haughfoot (1696-c.1715).

[3]Cf. R. Dachez, La Chambre du Milieu, Conform, 2014

[4] N’oublions pas non plus que pendant longtemps en Ecosse, parfois jusqu’au cœur du XIXème siècle, mais aussi en Angleterre parfois assez tard dans le XVIIIème, des loges ignoreront le grade de Maître et conserveront l’usage de l’ancien système en deux grades !


Renaissance Traditionnelle : bientôt 45 ans de recherche maçonnologique...

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Le n°175 de la revue Renaissance Traditionnelle sera bientôt disponible. Elle marque la 45ème année d’un travail de recherche qui a contribué à faire de la maçonnologie, en France, une discipline respectée et désormais indispensable à l’intelligence de la franc-maçonnerie.

Je ne viendrai pas ici sur la justification de la recherche en maçonnerie : je l’ai déjà évoquée ailleurs et j’y renvoie mes lecteurs. Je rappelle simplement que le mot « recherche » est trompeur : il ne s’agit pas ici d’une vision subtile – ou prétendue telle – de la franc-maçonnerie dont les « belles planches » seraient les ornements, mais d’un travail de type académique de restitution et d’étude et des documents fondateurs et des textes majeurs de l’histoire maçonnique pour comprendre leur source, leur genèse et l’influence qu’ils ont exercée en trois siècle, sur la maçonnerie en général. Les articles postés sur ce blog veulent en être une illustration rapide.

Ce travail, inauguré à la fin des année 1880 par la loge de recherche Quatuor Coronati de Londres, repris en France, notamment sous l’égide de Jean Baylot, dans les années 1970 par la loge Willard de Honnecourt (puis Villard de Honnecourt) de la GLNF, du moins dans sa première formule, fut surtout mené sous l’impulsion de René Guilly, dit René Désaguliers (1921-1992) au sein de la Loge Nationale Française (LNF) et dans les loges d’études et de recherches que cette dernière a mises sur pied, d’abord à Paris, puis à La Rochelle et à Marseille notamment.

Une revue, fondée en 1912 par Oswald Wirth (1860-1943) puis dirigée par son « fils spirituel », Marius Lepage (1902-1972), Le Symbolisme, avait contribué à la redécouverte des sources traditionnelles de la franc-maçonnerie française, en un temps où, dans notre pays du moins, elle s’était enlisée jusqu’à s’y perdre parfois, dans l’action politique et les questions « sociétales ». A la fin des années 1960, et surtout après la disparition de Marius Lepage, la formule en paraissait dépassée, à bout de souffle. Marius Lepage qui, le premier, avait procuré à René Guilly les Early Masonic Catechisms, un recueil anglais, assez confidentiellement publié à Manchester en 1943, des textes fondateurs de la franc-maçonnerie en Grande-Bretagne (1696-1730), avait souhaité que son cadet reprît la revue. Mais René Guilly pensait que, tout en s’appuyant sur le travail accompli en plus de 50 ans, il convenait de lui donner une nouvelle ampleur. Pour y parvenir, après avoir fondé la LNF en 1968, il décida de créer, en 1970, la revue Renaissance Traditionnelle.

Quarante ans plus tard, R.T.était désignée par les érudits maçonniques britanniques comme la première revue d’études maçonnologiques en langue française, susceptible d’être élogieusement comparée aux Ars Quatuor Coronatorum, ce véritable thesaurus de l’érudition maçonnique internationale dont le volume annuel est toujours attendu avec impatience  par tous les chercheurs !

Les AQC ne sont bien sûr que l’émanation des travaux de la loge Quatuor Coronati 2076 dont René Guilly, si le monde maçonnique avait été structuré autrement qu’il ne l’est, aurait pu et dû être membre et aussi le premier Vénérable français : lui, au moins, n'aurait pas menti…

Si la revue R.T. n’est pas liée à une Obédience – ce qui, en France, lui évite de devenir presque inévitablement un véritable « bulletin paroissial » –, elle ne cache son projet : aller à la recherche des racines les plus profondes de la tradition maçonnique, en Grande-Bretagne comme sur le Continent, pour en cerner les significations fondamentales et nourrir ainsi la vie maçonnique d’aujourd’hui. Le savoir qui, en 175 livraisons, s’est exposé dans ses pages, n’a pas pour objet de rester lettre morte. La tradition a un avenir, mais à condition de la restituer en toute objectivité, sans a priori ni révisionnisme, en adoptant les instruments et les méthodes de l’érudition universitaire, sans crainte ni état d’âme.

Le résultat est stupéfiant mais malheureusement encore trop mal connu. Depuis 1992, année où disparut mon maître René Guilly, j’ai assumé la direction de cette revue dont la cheville ouvrière est Pierre Mollier, que chacun connait et dont les travaux personnels sont appréciés et reconnus à l’échelon international. Les plus grands érudits maçonniques, non seulement de langue française, mais aussi anglophones, ont à un moment ou à un autre souhaité écrire dans R.T. On y a souvent révélé quelques scoops de l’histoire et mis au jour des documents étonnants.

Or tout cela ne suscite pas toujours l’enthousiasme massif des francs-maçons français, il faut bien le reconnaitre – pour aussitôt le déplorer. L’érudition fait parfois peur et, plus encore, le travail intellectuel rebute, et surtout on ne saisit pas toujours le caractère prioritaire de l’enquête historique pour éclairer « l’ésotérisme maçonnique ». Je ne reviendrai pas ici sur les dangers d’une exégèse aventureuse qui suppose qu’on peut interpréter des symboles sans rien connaître de leur contexte d’apparition, de leurs sources, des commentaires dont ils furent accompagnés au cours du temps, des mutations qu’ils ont pu subir. C’est en partie pourquoi la littérature maçonnique est si volontiers médiocre – au mieux –,  confuse – trop souvent , et au pire, délirante. C’est aussi pour cette raison que, dans notre pays, à la différence ce ce qu’on observe dans nombre d’autres pays européennes, le domaine maçonnique n’est pas considéré, dans les milieux académiques, comme un champ d’étude digne de ce nom…et que l’image intellectuelle de la maçonnerie est si dégradée…

Et pourtant, parcourir cette revue est à mes yeux indispensable pour tout maçon qui veut comprendre et sortir des idées toutes faites et des pieuses légendes que, presque constamment, il entendra au sein de son Obédience – et dans les revues qu’elle publie. Certains articles sont un peu arides en apparence ? D’autres traitent de sujets dont on ne voit pas l’intérêt immédiat ? Qu’importe : une revue d’études et de recherches se garde en bibliothèque comme le bon vin se met en cave, et l’on y reviendra nécessairement un jour ou l’autre. Il y a aussi les articles de synthèse sur des problèmes maçonniques fondamentaux, revus à la lumière de l’histoire documentaire, et encore des analyses de livres qui taillent des chemins et dégagent la vue dans une littérature maçonnique touffue où tout – loin de là – n’est pas nécessairement digne d’être lu…

 

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Le prochain numéro (avec un peu de retard, mais cela valait la peine d'attendre) est consacré en presque totalité à une question essentielle qui s’éclaire de près de 40 ans de recherches initiées par René Désaguliers, poursuivies par mes soins et portées jusqu’à une première grande synthèse, claire et passionnante, par Paul Paolini : « Quatre grades et cinq mots : Voyage dans la première franc-maçonnerie sur les pas de René Désaguliers. » Qu’on le sache, le lecteur un peu motivé y découvrira un véritable continent disparu !

Pour s’abonner, mais aussi consulter les sommaires des numéros anciens et consulter plusieurs articles en accès gratuit, rien de plus simple : se rendre sur le site de la revue, http://www.renaissance-traditionnelle.com

Si les lecteurs de mon blog ignoraient cette revue, ce serait vraiment à désespérer de tout…

Elizabeth St Leger, la « First Lady Freemason » : retour sur une histoire singulière

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Il est habituel de dire que c’est à la France que revient l’honneur, et plus encore l’audace, d’avoir officiellement initié à la « vraie » franc-maçonnerie – c’est-à-dire celles des hommes (!)[1] -  la première femme, à savoir Maria Deraismes (1828-1894), le 14 janvier 1882, à l’initiative de la loge Les Libres penseurs du Pecq. Après bien des péripéties – et un abandon en rase campagne de Maria Deraismes pendant plus de dix ans ! – il devait en résulter la création, en 1893, de ce qui allait devenir l’Ordre maçonnique mixte international le Droit Humain.

Pourtant, la réalité de l’histoire est plus complexe. Il n’est évidemment pas question de nier l’importance de l’initiation de Maria Deraismes dans l’histoire maçonnique française…mais elle ne fut pas la première femme franc-maçon. Une jeune fille irlandaise l’avait précédée de plus 180 ans !...

Le récit canonique de l’initiation d’Elizabeth St Leger

La famille anglo-normande des Saint Leger compte sans doute parmi les plus anciennes de l’aristocratie coloniale irlandaise : ses fondateurs avaient déjà suivi Guillaume le Conquérant parti à l’assaut de l’Angleterre. Demeurés toujours proches de la famille royale, les St Leger se virent confier différentes missions de confiance et, quand l’Angleterre décida d’affermir son emprise sur l’Irlande, au XVIème siècle, c’est Sir Antony St Leger, Chevalier de Jarretière, que le roi Henri VIII nomma Lord Lieutenant d’Irlande, en 1540.

En 1693, l’un de ses descendants, le Très Honorable Arthur St Leger, 1er Baron Kylmaden et Vicomte Doneraile, eut une fille, prénommée Elizabeth. Elle vit le jour dans l’austère demeure familiale, à Doneraile Court, dans le Comté de Cork.

A cette époque, il n’y avait pas encore d’autorité centrale de la franc-maçonnerie – en Irlande pas davantage qu’en Angleterre, au demeurant – mais des loges éparses, dont on sait peu de choses, hormis le fait qu’elles existaient déjà, se réunissaient de temps à autre. On dispose d’un témoignage d’activité maçonnique à Dublin dès 1688, mais la Grande Loge n’eut d’existence certaine qu’en 1725. On ne  sait d’ailleurs ni où, ni quand le Vicomte Doneraile avait été lui-même initié, mais il est possible que cela se soit produit dès 1703 à Londres. Toujours est-il que vers 1710 il avait pour habitude de réunir une loge dans son château – les membres, apparemment peu nombreux, en étaient essentiellement ses fils, ses neveux et quelques proches de sa famille. Elle tenait ses assemblées dans une grande salle située au rez-de-chaussée du manoir Doneraile, dont le plan nous est parvenu. On y repère sans difficulté que cette salle jouxtait une bibliothèque.

 

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 Doneraile Court (Comté de Cork)

 

Un jour, aux alentours de 1710 ou de 1712 (la date demeure incertaine) – Elizabeth avait environ 17 ou 18 ans –, par un sombre et triste après-midi d’hiver, la jeune fille s’était retirée dans la bibliothèque pour y lire un peu…et s’y était endormie !

Au bout de quelque temps, elle fut éveillée par l’éclat de fortes voix. Tirée de son sommeil,  elle chercha la cause de ces bruits et ne tarda pas à la découvrir. Le mur mitoyen entre la bibliothèque et la  grande salle, où se tenait la loge, était alors en travaux. On avait détruit une partie de ce mur qui n’était pas encore entièrement réparé. Une tenture masquait sans doute grossièrement l’ouverture pratiquée dans la cloison : c’est par elle que les voix qui retentissaient dans la grande salle étaient parvenues aux oreilles d’Elizabeth.

Poussée par une curiosité naturelle et « innocente », Elizabeth écarta  le rideau et regarda au travers du mur ! Ce qu’elle vit la pétrifia, et ce qu’elle entendit plus encore…

On ignore, à vrai dire, à quel moment de la tenue Elizabeth exerça cette coupable indiscrétion. On peut cependant déduire de sa réaction qu’elle vit peut-être la phase finale d’une initiation – les loges, en ce temps-là ne se réunissait guère que pour conduire des cérémonies – au cours de laquelle le candidat prête un serment assorti de terribles châtiments s’il manque à son engagement de secret. En un instant, la jeune fille réalisa qu’elle avait surpris des informations très sensibles alors que nul ne lui en avait donné le droit. Prise de panique, craignant d’être découverte, elle se rua vers la sortie de la bibliothèque dont la porte donnait dans le grand hall d’entrée du manoir, sans doute décidée à regagner furtivement sa chambre…

 

 

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Plan du rez-de-chaussé du manoir (détail)

la "Lodge Room" (en haut) est mitoyenne de la "Library" (en bas)

Noter la position du Tuileur (Tyler)

 

Comme le plan ci-dessus permet de le constater, la porte de la grande salle était immédiatement située à côté de celle de la bibliothèque. Or, devant cette porte se tenait le Tuileur de la loge. Ce dernier n’était autre que le régisseur du domaine, un homme qui avait sans doute connu Elizabeth depuis son enfance et ressentait de l’affection pour une enfant sage et habituellement souriante. Voyant la mine effrayée d’Elizabeth, et parfaitement informé des travaux en cours, il ne mit guère de temps à comprendre ce qui venait de se passer. Un moment partagé entre la loyauté envers son maître et sa loge mais aussi soucieux de protéger la jeune fille, le régisseur hésita un instant. Puis il se résolut à frapper à la porte de la grande salle pour prévenir le Vénérable, c’est-à-dire le Vicomte Doneraile, de ce qui venait de se produire. Doneraile et les autres Frères de la loge sortirent dans le hall puis se rendirent dans la bibliothèque avec Elizabeth : dès lors, son « forfait » ne fut plus douteux...

 Une longue discussion s’engagea. Que faire ? Le cas ne s’était manifestement jamais produit. Les plus anciens textes maçonniques connus à cette époque sont manuscrits et aucune divulgation publique, imprimée, des secrets de la maçonnerie n’avait encore eu lieu. De plus, dans une société alors très patriarcale où les femmes demeuraient d’éternelles mineures, passant du joug de leur père à celui de leur mari sans avoir le droit d’accomplir pratiquement aucun acte juridique sans l’autorisation expresse de leur « tuteur », celles-ci ne pouvaient prendre part à une loge – non  seulement parce que la mixité eût été jugée attentatoire aux bonnes mœurs, mais aussi parce que les femmes, d’une manière générale, ne pouvaient de leur propre chef prêter un serment, même devant un tribunal, sans la permission, voire la présence effective de leur géniteur ou de leur époux !

Or, ce jour-là, le Vénérable de la loge  était le propre père de la charmante coupable ! On délibéra finalement de lui faire passer les épreuves de l’initiation et elle prêta serment entre les mains de son « Vénérable Père »…

 

 

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 The Lady Freemason (1693-1773)

 

Ce récit peut sembler une légende, une fable plaisante. Pourtant, à la différence de quelques autres récits plus tardifs, rapportant des faits comparables mais dépourvus de toute base documentaire, cette histoire n’a jamais été contestée, ne serait-ce que parce la qualité maçonnique d’Elizabteh St Leger est en effet au-dessus de toute contestation possible. On possède d’elle un portait en décors maçonniques, elle figure en tête de la liste des souscripteurs de la première édition des Constitutions de Pennell – l’équivalent irlandais des Constitutions d’Anderson -, publiées en 1730, son tablier a été conservé jusqu’à nos jours dans sa famille et deux bijoux maçonniques lui ayant appartenu nous sont parvenus. Enfin, son neveu le 3ème Vicomte Doneraile, fut Grand Maître en Irlande en 1740. Elle est unanimement considérée dans la maçonnerie irlandaise comme la première – et l’unique ! – « Lady Freemason ».

 

 

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 Le tablier de Miss St Leger

 

La suite de l’histoire

On dispose d’ailleurs d’autres éléments sur la « carrière » maçonnique d’Elizabeth St Leger.

La gravure classique qui la présente en décors maçonniques la montre au signe de Compagnon. Il faut rappeler que le grade de Maître, introduit en Angleterre vers 1725, ne fut diffusé que progressivement et qu’en de nombreux endroits il demeura inconnu pendant encore quelques décennies. Au début du XVIIIème siècle, en tout cas, le parcours maçonnique s’achève au grade de Compagnon – souvent donné le même soir que le grade d’Apprenti et dans la même cérémonie.

A la différence de Maria Deraismes, Elizabeth ne fut nullement reniée après son initiation, bien au contraire. Un témoignage publié en 1811, écrit par un descendant d’un des membres de la loge de la Lady Freemason, affirme même qu’Elizabeth présida ensuite la loge en qualité de Vénérable Maître ! Rappelons que c’était alors parfaitement possible à tout Compagnon – en témoigne encore le fait, en Angleterre, que l’installation du Vénérable et sa prestation de serment se font justement au deuxième grade.

Elizabeth demeura toute sa vie entourée de francs-maçons : à commencer par son mari, épousé avant 1718, Richard Aldworth, qui avait lui-même assisté à son initiation !  Le texte de 1811, fondé sur des témoignages de contemporains de Mrs Aldworth, précise encore « qu’elle vénérait tellement la maçonnerie qu’elle ne supportait pas qu’on en parlât légèrement en sa présence ». Il est également rapporté qu’elle prit part à de nombreuses processions maçonniques – des événements fréquents à cette époque –, conduisant les membres de sa loge dans un carrosse…

Elle mourut à 80 ans, en 1773, et la plaque apposée près de sa sépulture porte la mémoire de sa singulière équipée...

 

 

Plaque St Lger.jpg

 

Réflexions sur un hapax

Ne commettons pas d’erreur sur le sens de cette histoire : pour vraie qu’elle soit, elle constitue ce qu’on appelle un « hapax » – un fait unique et sans suite…

Jamais aucune autre femme ne fut initiée en Irlande et, naturellement, membre de l’aristocratie anglo-irlandaise, parfaitement à l’aise dans l’ordre social de son temps, jamais Elizabeth St Leger n’a posé la moindre revendication au sujet de  la « libération » des femmes. Là encore, l’histoire de Marias Deraismes, près de deux siècles plus tard, dans la France républicaine, est d’une tout autre nature  et demeure fondatrice de bien autre chose !

Mais l’initiation d’Elizabeth St Leger présente un autre intérêt. On sait que les Constitutions d’Anderson – que celles de Pennell, publiées en Irlande sept ans plus tard, reprennent pour l’essentiel – proscrivent de l’initiation maçonnique « les esclaves, les femmes et les gens immoraux » (!) C’est sur cette référence que des milieux maçonniques français, notamment ceux qui, paradoxalement, se veulent parfois « pré-andersoniens », fondent leur éviction des femmes. Plus fondamentalement, ils affirment aussi qu’en dehors du « trouble » que leur présence peut induire dans une loge où siègent aussi des hommes, c’est par « nature » en quelque sorte, que les femmes sont inaptes à l’initiation maçonnique « qui ne présente que des figures masculines » – une certaine critique guénonienne le dit aussi, assez ouvertement.

Or, l’exemple irlandais prouve exactement le contraire. Certes, les convenances et les usages ne rendaient pas envisageable que des femmes fussent admises en nombre dans les loges irlandaises à cette époque mais, confrontés à un cas extrême, les Frères n’ont alors pas estimé que l’initiation d’une femme fût « ontologiquement » impensable. Plus encore, on n’a pas renié Elizabeth, je l’ai dit, elle fut constamment « reconnue », admise en loge et même honorée. Les maçons irlandais du début du XVIIIème siècle – presque la préhistoire de la maçonnerie spéculative – connaissaient-ils vraiment si mal la franc-maçonnerie, et la comprenaient-ils beaucoup moins bien que nous ?

A chacun d’en juger…

 

PS Une loge d'études et de recherches de la Loge Nationale Française (LNF) portant le nom d'Elizabeth St Leger existe de nos jours - j'en suis le fondateur -, elle travaille au Rite Anglais Style Emulation et, naturellement, elle reçoit les Sœurs à toutes ses tenues...



[1] Je ne reprends évidemment pas à mon compte cette présentation de la « vraie franc-maçonnerie » comme opposée à la Maçonnerie d’adoption, dite « des Dames »,  qui serait « fausse » ! Je me borne à citer une thèse classique…

Hiram et ses Frères (1)

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Si l’on choisit d’entrer dans le pays des légendes maçonniques, d’explorer une contrée peuplée d’êtres singuliers, aux aventures peu ordinaires, et d’aller à  la découverte de lieux tous plus étonnants et plus secrets les uns que les autres, alors, à tout seigneur tout honneur : Hiram, à n’en pas douter sera notre première rencontre.

Légende première en effet, au sens chronologique du terme, mais sans doute aussi légende fondatrice. Avant et après, la maçonnerie spéculative n’est plus tout à fait la même. L’expression même de maçonnerie spéculative, dont l’ambiguïté ne sera jamais suffisamment soulignée, nous rappelle précisément qu’un des nombreux problèmes, sinon à résoudre tout à fait, du moins à éclairer quelque peu, concerne l’ancienneté même de cette légende, et les rapports qu’elle aurait pu entretenir avec un fond légendaire traditionnel, ce que l’on appelle depuis la fin du XIXe siècle un folk-lore, propre aux communautés de bâtisseurs depuis le Moyen Âge.

Dans le cadre de cet exposé, il n’est évidemment pas question d’épuiser un sujet aussi vaste et dont les contours sont du reste délicats à définir. Je me permettrai de rappeler les travaux que j’y ai consacrés, dans la revue Renaissance Traditionnelle, depuis déjà plus de vingt ans.[1]

Je souhaiterais aborder ici la question des sources possibles de cette légende et proposer quelques hypothèses vraisemblables quant aux circonstances de sa constitution. Je voudrais aussi dans un second temps examiner en quoi l’introduction de cette légende, dans les premières années du XVIIIe siècle a, d’une certaine manière, profondément modifié la nature même de la jeune institution maçonnique pré-spéculative ou pour mieux dire, proto-spéculative.

Tels sont en effet les enjeux historiques de l’apparition du grade de Maître entre 1725 et 1730.

Les antécédents du nom de l’Architecte dans les Anciens Devoirs

Le premier problème est celui du nom même d’Hiram comme désignant l’architecte dont le drame nous est révélé dans la fameuse divulgation de Samuel Prichard, Masonry Dissected, La Maçonnerie Disséquée, publiée à Londres en 1730. L’importance de la divulgation de Prichard n’est pas seulement de révéler pour la première fois un système en trois grades, culminant avec le grade de Maître – The Master’s Part. Son originalité profonde est bien de proposer la première version connue et cohérente de la légende qui devait désormais constituer le cœur de ce grade.

La première source à laquelle il convient de puiser est celle des Anciens Devoirs. Dans la première génération de ces textes, celle qui contient le Regius (c. 1390) et le Cooke (c. 1420), il existe bien une histoire traditionnelle du Métier qui, notamment dans le second de ces manuscrits, renferme de nombreuses données bibliques ou patristiques. En aucun endroit cependant on ne mentionne un architecte du Temple de Salomon, et moins encore son nom. Le Ms Cooke contient seulement cette indication :

 « Et lors de l’édification du Temple à l’époque de Salomon,

il est dit dans la Bible, au 3è livre des Rois chapitre cinq,

que Salomon avait quatre-vingt mille maçons à l’ouvrage.

Et le fils du roi de Tyr était le maître maçon. »

La mention précise du nom de cet artiste n’apparaît que dans la deuxième génération des Anciens

Devoirs, celle qui s’ouvre avec le Ms Grand Lodge n° 1, daté de 1583. Dans le récit historique qui y figure, on trouve en effet le passage suivant :

« Et après le décès du Roi David, Salomon qui était le fils du Roi David, acheva le Temple que son père avait commencé.

Et il fit chercher des Maçons dans diverses contrées, et les assembla, de sorte qu’il eut quatre-vingt mille ouvriers, qui travaillaient la pierre et s’appelaient des Maçons, et il choisit trois mille d’entre eux qui furent désignés pour être les Maîtres et Gouverneurs de ses ouvrages. De plus il y avait un Roi d’un autre royaume qui s’appelait Iram et qui aimait beaucoup le Roi Salomon et lui envoya du bois de charpente pour ses ouvrages. Et il possédait un fils nommé Anyone [quelqu’un] qui était Maître en Géométrie, chef de tous ses Maçons, et Maître des gravures et sculptures et de tous les autres procédés de la Maçonnerie utilisés pour le Temple.

Et ceci est rapporté dans la Bible au troisième chapitre du quatrième Livre des Rois.2 »

D’emblée, l’apparition de celui qui est appelé « chef des Maçons » ou « Maître en Géométrie » du Temple pose un problème quant à son identité. Le mot Anyone, qui signifie simplement quelqu’un, ne nous renseigne guère. On doit naturellement s’interroger sur cette appellation pour le moins énigmatique. Sachant que le Ms Grand Lodge n° 1 est probablement la copie d’un texte plus ancien, il se peut simplement que le terme Anyone soit dû au fait que le scripteur n’a pas pu lire correctement le nom qui figurait sur le manuscrit original.

 

On retrouve en effet, à partir de cette époque, le nom de l’architecte dans plusieurs versions des AnciensDevoirs. Les variantes observées sont assez nombreuses :

– dans trois textes, de 1600, 1670, 1700, on trouve le terme Amon;

– dans une série de six textes, de 1670, 1680, 1693, 1700, 1702 et 1750, ce personnage se nomme Aynon ;

– trois versions, de 1670, 1680, 1690, donnent Aymon;

– on peut encore en rapprocher le texte de 1600 qui porte A Man;

– il faut également signaler des cas extrêmement divergents, tels que le texte de 1677 avec Apleo, de 1701 avec Ajuon, ou même celui de 1714 avec Benaim.

Pour rendre compte de l’origine et de la signification probable de ces termes, deux hypothèses principales ont été soulevées.

La première, la plus naturelle, propose de voir dans ces différents termes une série de corruptions successives du nom d’Hiram. On pourrait ainsi suggérer la chaîne suivante : Hiram – Iram – Yram – Yrane – Ynane – Ynone – Aynone – Anyone. Selon cette thèse, le Maître des Maçons des Anciens  Devoirs se serait toujours appelé Hiram, comme l’indique la Bible à laquelle ces textes se réfèrent explicitement, mais son nomn’aurait à aucun moment été orthographié correctement de 1583 à 1675 environ

C’est en effet à partir de cette dernière date que certains manuscrits donnent au personnage le nom qu’il porte dans la Bible. Cette mention n’est présente que dans dix-huit versions postérieures à 1675, et dont beaucoup sont même postérieures à 1723, date à laquelle, nous le reverrons, apparaît l’appellation Hiram Abif.

L’hypothèse d’un Hiram primitif – et naturellement attendu – puis corrompu et seulement retrouvé à la fin du XVIIe siècle est philologiquement ingénieuse, mais difficilement convaincante, il faut le reconnaître. On ne peut toutefois totalement l’exclure.

 

La seconde hypothèse, est que ces différents noms ne sont en effet que des corruptions d’un nom qui n’est pas Hiram, mais qui fait cependant référence à un personnage important du Métier. En d’autres termes il faudrait admettre que, bien que le nom de l’homme envoyé par Hiram de Tyr soit effectivement, dans la Bible, Hiram, les Anciens Devoirs lui en auraient, depuis au moins la fin du XVIe siècle, donné un autre, lié cependant aussi à la tradition du Métier.

On a notamment retenu, comme forme initiale possible, le nom Amon, considérant que les formes

Aynon, Aymon, s’expliqueraient ainsi très facilement par une minime erreur de graphie de la lettre M. Mais pourquoi ce nom?

Amon apparaît en effet dans la Bible (Proverbes, 8, 30). Et en hébreu amon (aleph, mem, vav, noun)

signifie ouvrier, artisan ou artiste, mais aussi architecte, ou encore tuteur, maître d’ouvrage. Dans le texte biblique, la Sagesse se présente ainsi :

« […] quand II [le Seigneur] traça les fondements de la terre,

je fus maître d’œuvre à son côté » (version T.O.B)

Le sens d’artisan, collaborant à l’œuvre, semble le plus classiquement retenu, notamment dans la

Vulgate, reflétant les conceptions les plus anciennes en ce domaine, et dont proviennent toutes les citations bibliques médiévales, où Saint-Jérôme dit :

« Quando appendabat fundamenta terrae,

Cum eo eram, cuncta componens. 

ce que l’on peut rendre par :

« Tandis qu’il établissait les fondements de la terre,

J’étais avec lui, rassemblant toutes choses. »

Si cette hypothèse concernant Amon est séduisante, elle se heurte cependant à quelques objections : c’est d’abord la forme la moins souvent attestée dans les nombreuses versions des Anciens Devoirs, et surtout elle n’ajamais été connue comme telle dans les bibles occidentales, puisque amon est un nom commun, par conséquent toujours traduit (artisan, architecte, etc.). Il ressort donc de cette analyse que l’hypothèse Amon est avant tout un exercice d’érudition hébraïque qui ne tient pas compte des conditions dans lesquelles les textes des AnciensDevoirs ont été rédigés et transmis.

Aymon, identique phonétiquement, en anglais, à Amon, peut dès lors être proposé comme forme initiale du nom de l’architecte. Aymon peut à son tour, par une faute identique à celle que l’on vient de mentionner, expliquer la forme Aynon, et très facilement aussi les formes Amon, ou Anon. Nous pouvons donc suggérer, en première approche, que les Anciens Devoirs portent témoignage qu’il existait dans le Métier une tradition conférant au maître d’œuvre du Temple un nom qui pourrait être Aymon. (à suivre)



[1] Une première version de cet article a été présentée lors du IVème Colloque du Cercle Renaissance Traditionnelle, à Paris, en octobre 2001. L’ensemble de mes travaux sur ce sujet ont été rassemblés dans Hiram et ses Frères – Essai sur les origines du grade de Maître, Véga, 2010.

Hiram et ses Frères (2)

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Les Constitutions de 1723 et les textes postérieurs (Famille Spencer, 1725-1739)

Ce n’est que dans l’Histoire du Métier qui figure dans le Livre des Constitutions de 1723 que figure, pour la toute première fois dans un document maçonnique, notons-le bien, le nom d’Hiram Abiff, donné au constructeur du Temple de Salomon, qualifié en outre de « Prince des Architectes ». C’est donc seulement après ce texte de 1723 que le nom d’Hiram Abiff – et non plus seulement d’Hiram – se substitue à celui d’Amon, ou Anon, ou Aymon, dans la plupart des versions des Anciens Devoirs postérieures : ce sont notamment les textes de la Famille Spencer. Six textes sont connus, dont un fut même gravé, publiés entre 1725 et 1726 pour quatre d’entre eux, 1729 et 1739 pour les deux plus tardifs.

Ces dates ne sont évidemment pas indifférentes, et l’on peut ici remarquer que cette période de 1725 à 1730 est également celle où semble s’affirmer un troisième grade désormais fondé sur le personnage d’Hiram, nouvellement promu, au regard des textes du moins, à un rôle qu’il paraissait n’avoir jamais joué auparavant. Il est assez clair que la substitution du nom d’Hiram Abiff à celui d’Aymon – voire à celui d’Hiram (simplement) présent dans quelques textes après 1675 – est liée à l’apparition du troisième grade « hiramique » dont Prichard nous livre la première version connue.

 

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Anderson est la premier à citer Hiram Abif dans un contexte maçonnique

 

À propos de la forme « Hiram Abif »

II faut immédiatement signaler que le choix du terme Hiram Abif (nous adopterons cette graphie plus classique) pour désigner, dans les textes maçonniques, l’architecte du Temple de Salomon, pose à son tour un problème.

L’expression Hiram Abif se trouve en effet en deux endroits seulement de la Bible :

–  II Chroniques, 2, 13, où l’on peut lire : Huram Abi (aleph, beth, iod)

– et II Chroniques 4, 16, l’on a : Huram Abiv (aleph, beth, iod, vav)

À partir de ces simples données, trois problèmes se posent :

1) Quelle est la signification exacte de ces termes ?

La racine ab signifie père, et abi comporte un déterminatif qui veut dire mon père ; quant à abiv, il signifie son père.

Par conséquent, d’un point de vue purement philologique, ces termes signifient :

Huram abi = Huram mon père,

– Huram abiv = Huram son père,

deux expressions, soulignons-le, assez énigmatiques. On doit cependant retenir qu’une signification plus large de père, en hébreu, peut indiquer la notion de maître, instructeur, ou conseiller.

Nous reviendrons plus loin sur les conséquences du caractère assez obscur de ces deux expressions que nous ne faisons que noter ici.

2) Dans I Rois 5, qui est le troisième lieu biblique où l’on parle de notre Hiram – l’artisan, non le Roi -, il faut remarquer que :

– c’est bien Hiram, et non Huram,

– que ce n’est absolument pas Hiram-Abi, ou Hiram Abif, mais simplement Hiram, lequel vient de Tyr, le texte précisant qu’il est le fils d’un Tyrien, et d’une veuve de la tribu de Nephtali ; c’est, en outre dans ce livre, exclusivement un bronzier, qui fondra les colonnes, la mer d’airain, mais nullement un architecte ni un tailleur de pierre.

Les deux remarques qui précèdent nous suggèrent que l’on décrit apparemment deux personnages sensiblement différents, d’autant que les compétences d’Huram, dans IIChroniques, sont beaucoup plus étendues.

On lit en effet que c’était un homme doué pour toutes sortes de travaux, sachant en effet travailler « l’or, l’argent, le bronze, le fer, la pierre, le bois, l’écarlate, la pourpre, graver n’importe quoi et tout inventer)). Cet Huram est d’autre part fils d’un Tyrien et d’une fille de la tribu de Dan.

Si Hiram, dans les Livres des Rois, n’était que bronzier, Huram Abi du Livre des Chroniques est bien plus éclectique, et sait éventuellement travailler la pierre. Il demeure cependant artisan, et non, comme l’indiquent – et eux seuls – les Anciens Devoirs, le Maître Maçon du Temple…

On peut ainsi penser que l’Hiram Abif de la tradition maçonnique, lequel n’apparaît dans les textes qu’en 1723, est un personnage composite, empruntant à deux portraits assez différents, et qui ne se retrouve en tant que tel dans aucun texte biblique.

3) Un troisième problème, qui rejoint en partie le premier, doit encore être évoqué. Il concerne le choix, précisément de l’expression Hiram Abif pour désigner ce singulier et nouveau héros. En effet, nous avons vu la signification assez peu claire de l’expression.

Déjà, dans la Vulgate, Saint Jérôme traduit : Hiram patrem meum et Hyram pater ejus. Père de qui, au juste ? Pourrait-on demander…

Dans la première Bible anglaise de Wyclif en 1380, on lit de même : Hyram my fader et Hyram the fader of Solomon.

La Bible dite Great Bible, de 1539, propose : mon père Hyram et Hiram son père, traduction plus tard

reprise par la célèbre Authorized Version du Roi Jacques.

La Bishop’s Bible de 1572, et la Bible de Barker en 1580, reprennent aussi ces formules. Cette dernière, remarquable par ses gloses marginales, indique notamment que « son père » peut signifier qu’Hyram est le père du travail qui s’effectue dans le Temple…

À partir de cette date, jusqu’à nos jours, toutes les bibles anglaises portent : Hiram mon père et Hiram son père, et ce toujours sans fournir d’explication.

C’est probablement cette absence de toute signification manifeste qui a conduit certains traducteurs à penser qu’Hiram Abi était peut-être un nom propre, qui n’appelait pas de traduction. C’est Luther qui le pensa le premier. Dans les années 1520, publiant sa traduction allemande, il traduisit simplement, le premier : Huram Abi et Huram Abif.

Or, en 1528, Coverdale, l’un des chefs de la Réforme en Angleterre, se rendit à Hambourg et y rejoignit William Tyndale qui entreprit avec lui la traduction du Pentateuque. C’est ainsi qu’en 1535, Coverdale acheva seul une traduction essentiellement fondée sur le travail de Luther. La Bible de Coverdale, en anglais, fut éditée à trois reprises, en 1535, 1536, 1537, et rééditée en 1551, et c’est elle qui, pour la première fois en Angleterre, indique : Hiram Abi et Hiram Abif.

La Bible de Matthews, en 1537, reprend cette traduction, mais, à partir de 1539, avec la Great Bible déjà mentionnée, nous retrouvons les traductions classiques, et plus jamais la traduction Hiram Abi ou Hiram Abif (hormis dans la réédition unique de 1551).

Il faut donc retenir que les expressions Hiram Abi et Hiram Abif ne figurent que dans deux Bibles publiées entre 1535 et 1537 et qui sortirent assez vite de l’usage.

Une question se pose dès lors : si le choix du terme Hiram Abif a été fait, c’est manifestement sous l’influence de la Bible de Coverdale, mais pour quelle raison, en 1723, aurait-on éprouvé le besoin de retenir cette traduction atypique, extraite d’une Bible sortie d’usage depuis environ deux siècles ? Anderson s’en explique en partie, mais de façon très peu claire, dans une note infra-paginale de son Histoire du Métier.

Ne pourrait-on aussi suggérer que l’expression en question aurait déjà existé dans la tradition maçonnique depuis la deuxième moitié du XVIe siècle ? On a parfois souligné la probabilité d’une mutation pré-spéculative en Angleterre, à cette même époque. Cette hypothèse, il faut cependant le reconnaître, est assez fragile.

L’idée d’un Hiram Abif créé assez récemment de toutes pièces et doté d’un nouveau nom, paraît, au terme de cet examen, bien plus plausible.

Une réaction d’hostilité ? Le Document Briscoe (1724)

Si le nom d’Hiram Abif, pour désigner l’« architecte » du Temple, attesté depuis 1723, avait peut-être été introduit bien plus tôt dans la tradition du Métier, il demeure cependant certain que la légende dont il est d’emblée le tragique héros lui confère un statut nouveau. Si le nom d’Hiram a peut-être une certaine ancienneté dans le Métier, le personnage de la légende apparaît bien, en ces années 1720, comme un nouveau venu.

Il convient ici de citer un texte qui pourrait en être un témoignage indirect. Ce texte parut à Londres, en 1724, sous la forme d’une petite brochure de 64 pages, et connut deux autres éditions l’année suivante. Il reproduit en premier une version des Anciens Devoirs appartenant à la seconde génération, et qu’on peut rattacher à la Famille Sloane. Ce texte donne notamment Aynon pour le nom du Maître Maçon du Temple de Salomon. Il est suivi d’assez copieux commentaires, intitulés «Observations and Critical Remarks », d’un ton en effet fort critique, visant à redresser les erreurs que, selon l’auteur, le pasteur Anderson avait commises en grand nombre dans son Histoire du Métier.

S’agissant du passage qui se réfère au Temple de Salomon, l’auteur oriente la polémique autour du personnage d’Hiram Abif. Il s’étonne en effet qu’on lui accorde désormais des talents si divers et que

« notre savant Docteur en Lois [i.e. Anderson] pour mettre en valeur ses extraordinaires lectures, [prenne] tant de peine pour prouver que cet Hiram, le Fondeur d’Airain, un Tyrien, n’était pas Hiram Roi de Tyr […] »

 

Pamphlet Briscoe.png

Le "pamphlet Briscoe": une réaction précoce d'hostilité ?

 

Plus encore, il s’en prend au « très ingénieux Docteur Désaguliers » qui, pour justifier la variété des dons reconnus à Hiram se réfère à une « Lettre de Recommandation que le Roi Hiram envoya à Salomon […] ». L’auteur fait remarquer que rien de tel ne figure dans le Livre des Rois, et feint d’ignorer que ces précisions proviennent des Chroniques.

Quelle que soit la faiblesse de l’argumentation, l’intérêt du document réside simplement dans la dénonciation qui est faite ici du caractère factice du personnage d’Hiram Abif. On peut naturellement s’interroger sur la personnalité exacte de Samuel Briscoe, dont nous ne savons rien. Toutefois, il paraît incontestablement avoir été au fait des usages et des pratiques maçonniques de son temps.

Or, son hostilité à l’introduction du personnage d’Hiram Abif’ne peut pas ne pas être relevée. Aucune allusion n’est faite, du reste, à un grade quelconque dont ce personnage serait le héros, mais il est clair cependant que certaines personnes connaissant bien la Maçonnerie et ses textes fondateurs considéraient, au début de ces années 1720, que le personnage d’Hiram Abif était un intrus, et que le rôle qu’on paraissait devoir lui faire jouer était sans doute usurpé, du moins jusque-là inconnu. Ne pourrait-on y voir, mais ce n’est évidemment qu’une simple hypothèse, la trace des premiers remous provoqués par l’introduction d’un nouveau gradede Maître centré autour d’une légende mettant en scène un Hiram dont nous avons bien vu, comme Briscoe lui-même, qu’il représente, par rapport au personnage biblique, une figure composite qui pourrait bien être due, en effet, à l’imagination des «savants Docteurs » stigmatisés par Briscoe… (à suivre)

 

Renaissance Traditionnelle n°176

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Une autre vision de l'histoire maçonnique...

 

RT176.png

 

 

 

Des Frères et ... des Soeurs "réguliers" !...

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J’interromps un moment la poursuite de ma chronique sur les origines de la légende d’Hiram – j’y reviendrai très vite –, pour envisager un sujet qu’un blog maçonnique a récemment abordé, et proposer à cette occasion une contribution personnelle à la réflexion collective.

Il s’agit du blog Myosotis Dauphiné-Savoie de mon Frère et ami Emmanuel Serval. Dans son dernier post, il publie un texte signé par « Ma Contribution » au sujet de la « question féminine » dans la franc-maçonnerie, au moment où l’on annonce pour ce soir une conférence de Bruno Pinchard, dans le cadre du Cercle Villard de Honnecourt, sur « Initiation et féminité ».  Cette question, on l’imagine, préoccupe un certain nombre de maçons « réguliers », pris entre la proscription des femmes dans ladite maçonnerie, principe que certains d’entre eux considèrent comme absolument essentiel, et la conscience qu’ont beaucoup d’entre eux des difficultés que cela peut poser dans une société comme la nôtre où, après 2000 ans de tradition judéo-chrétienne, les relations entre les hommes et les femmes, à tous égards, se sont profondément modifiées au fil des siècles…et notamment au cours de récentes décennies !

On peut certes, pour s’en tirer à bon compte, proférer des niaiseries, comme certains l’ont fait, en disant par exemple que le « Rite ne nous présente que des figures masculines » – mais si une maçonnerie qui s’imagine « régulière » en est réduite à ces inepties, elle n’ira pas très loin…

C’est du reste surtout à l’intention des Frères « réguliers » – et reconnus comme tels par Londres ! – que je voudrais porter à la connaissance de tous une déclaration publiée il y a déjà de nombreuses années – en 1999 ! – par la Grande Loge Unie d’Angleterre.

Je vous donne ci-dessous la version originale et la traduction que j’en fais – avec entre crochets quelques précisions dans les passages un peu elliptiques du texte anglais. Les passages soulignés le sont par moi.

 

Statement issued by UGLE – 10th March 1999

"There exist in England and Wales at least two Grand Lodges solely for women. Except that these bodies admit women, they are, so far as can be ascertained, otherwise regular in their practice. There is also one which admits both men and women to membership. They are not recognised by this Grand Lodge and intervisitation may not take place. There are, however, discussions from time to time with the women’s Grand Lodges on matters of mutual concern. Brethren are therefore free to explain to non-Masons, if asked, that Freemasonry is not confined to men(even though this Grand Lodge does not itself admit women). Further information about these bodies may be obtained by writing to the Grand Secretary."

 

"Il existe en Angleterre et au Pays de Galles, au moins deux Grandes Loges réservées aux femmes [The Order of Women Freemasons (OWF) et The Honourable Fraternity of Antient Freemasons (HFAF)]. En dehors du fait que ces structures admettent des femmes, elles sont, pour autant qu’on puisse le vérifier, régulières dans leur pratique. Il y en également une qui admet à la fois des hommes et des femmes parmi ses membres [The Grand Lodge of Freemasonry for Men and Women]. Ces Grandes Loges ne sont pas reconnues par cette Grande Loge [la Grande Loge Unie d’Angleterre (GLUA)] et les intervisites ne sont pas possibles. Il y a cependant, de temps à autre, des discussions avec les Grandes Loges féminines sur des questions d’intérêt mutuel. Les Frères [de la GLUA] sont dont libres d’expliquer aux non-maçons, si on le leur demande, que la franc-maçonnerie n’est pas réservée aux hommes (même si, quant à elle, notre Grande Loge n’admet pas les femmes). De plus amples informations sur ces organismes peuvent être obtenues en écrivant au Grand Secrétaire [de la GLUA]."

 

Ce texte, trop peu connu, appelle plusieurs remarques.

La première est le fait que la GUA affirme officiellement et sans aucune ambiguïté que la maçonnerie n’est pas réservée aux hommes et que celle qui est pratiquée par les obédiences qu’elle désigne est parfaitement « régulière » !

Cela montre bien que « régularité » et « reconnaissance » sont deux choses distinctes mais à condition de ne surtout pas commettre les confusions que certains, plus ou moins délibérément, se sont plus à répandre au cours des deux dernières années en France ! La « régularité » – qui porte sur les principes « de base » de la franc-maçonnerie selon la GLUA – est un pré-requis essentiel à la reconnaissance. Cette dernière repose sur d’autres considérations – notamment le fait que la GLUA ne reçoit pas les femmes et n’envisage pas de les initier elle-même.

Du reste, dans tous les textes qu’elle publie, sur ses différents sites, la GLUA ne donne plus à l’absence des femmes dans ses rangs, qu’une seule et unique raison : «selon les usages dans anciens maçons tailleurs de pierre », ses loges sont réservées aux hommes…

 Il n’y a donc ici aucune considération philosophique, métaphysique ni même psychologique, mais seulement l’attachement à une filiation historique en grande partite fantasmée, et à une pratique supposée dont une historiographie récente a démontré le caractère partiellement inexact : il y avait des femmes sur les chantiers, dans les loges et les guildes d’artisans...

C'est du reste ce que pensaient les maçons d'Irlande dès le début du XVIIIème, comme en atteste le cas fameux d'Elizabeth St Leger !

 

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The Lady Freemason

 

Il faut noter que même la mixité n’est pas ici un tabou. On en a la preuve en lisant attentivement ce texte, manifestement écrit au millimètre : la déclaration de la GLUA cite « une » Grande Loge mixte, or il y en a au moins  deux en Grande Bretagne, la seconde étant la Fédération Britannique du Droit Humain [1] ! Mais, dans ce dernier cas, la croyance en Dieu, le Grand Architecte de l’Univers -  un « Basic Principle » incontournable, faut-il encore le rappeler ? -, n’y est pas obligatoire, au contraire de la Grand Lodge of Freemasonry for Men and Women, qu'a en vue la GLUA et qui est parfaitement orthodoxe sur ce point. Cela démontre bien que ce qui est excluant de la régularité, ce n'est pas la mixité en elle-même, mais les principes maçonniques, philosophiques, métaphysiques et moraux, que l'on observe ou non - et c'est la meme chose pour les Grandes Loges exclusivement masculines ![2]

Il faut en effet rappeler que les trois Grandes Loges féminines ou mixte que la GLUA mentionne – « régulières » mais « non reconnues » – sont absolument en ligne, à la virgule près, avec l’obédience mère de Great Queen Street : les mêmes principes maçonniques, les mêmes rituels, les mêmes décors, la même organisation, etc. L’OWF est d’ailleurs loin d’être une organisation marginale : elle compte environ 6000 membres et a somptueusement célébré son centenaire au Royal Albert Hall, en 2008, en présence de 4000 personnes – dont pas mal d’hommes…

Du reste, tous les systèmes de Side Degrees (« hauts grades » que l’on nomme, en Angleterre « grades latéraux ») que pratiquent notamment l’OWF ou l’HFAF leur ont été transmis par des Frères de la GLUA – et cette dernière les considère officiellement  comme « réguliers » ! Il faut dire aussi que, dans ce pays décidément pas comme les autres, les « Sœurs » se nomment « Brethren » – c’est-à-dire « Frères »…

 

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 Centenaire de l'OWF en 2008

 

On arrive à cette conclusion très simple : le pragmatisme et le réalisme britanniques énoncent ici sans fioriture qu’il n’existe aucun obstacle « ontologique » à l’initiation maçonnique des femmes et que ces dernières peuvent même pratiquer une maçonnerie parfaitement régulière ! Bien sûr, les rencontres en loge « ouverte » ne sont pas (encore) pensables, mais des contacts peuvent avoir lieu, le texte le dit aussi.

Je voudrais ici rappeler que, voici deux ans environ, une loge du Pays de Galles a très officiellement reçu, lors de la suspension des travaux d’une de ses tenues régulières, une délégation de l’OWF, Député Grand Maître « féminin » en tête, tous les Frères étant restés à leur place en loge après la suspension, en décors complets, la délégation féminine elle-même ayant été également introduite cérémonieusement, en « Full Dress Regalia » (grands décors de cérémonie – et Dieu sait si, en Angleterre, ils peuvent être somptueux pour les Dignitaires !). Le Député Grand Maître de l’OWF a présenté une conférence sur la maçonnerie féminine et un échange de vues a suivi. La délégation a été reconduite dans les parvis, les travaux ont repris et la loge a été fermée – et tout le monde s’est joyeusement retrouvé au Festive Board !

La franc-maçonnerie britannique, je ne cesse de le répéter – moi, un maçon « non reconnu » par elle, qui ne s’en porte pas plus mal et compte de nombreux amis dans les loges anglaises – est beaucoup plus subtile et complexe qu’on ne le croit généralement.

Alors que la franc-maçonnerie française dans son ensemble – et pas seulement la GLNF – sort d’une crise importante, je crois que certaines cartes pourraient être rebattues et certains regards modifiés.

Côtoyer des Frères et des Sœurs en décors maçonniques, les travaux n’étant pas – ou plus –  ouverts, n’a jamais transmis à quiconque la moindre maladie infectieuse et les Anglais, qui se promènent aussi dans les rues en procession, tabliers, colliers et bannières au vent, n’hésitent pas à le faire. En l’occurrence, cela vaut aussi bien pour les Sœurs que…pour tous les Frères dits « irréguliers » !

Il y a peut-être là, si les esprits et les cœurs sont suffisamment ouverts, sans que nul ne manque à ses engagements, une voie à explorer pour l’avenir…

 



[1] En fait, il faudrait en citer au moins deux autres, très confidentielles et peut-être même au bord de l’extinction, dont les principes sont plus flous et qui ont noué, sur le Continent, des liens avec des obédiences plus éloignées encore des « Principes de base ». C’est sans doute pourquoi la GLUA ne les mentionne même pas…

[2] Dans le cas du Droit Humain Britannique, il y a sans doute aussi un autre aspect : le fait que les loges des trois premiers grades y soient soumises, selon l’organisation générale de cet Ordre international, à un Suprême Conseil, ce qui est absolument tabou pour la GLUA !

Hiram et ses Frères (3)

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Je poursuis l'enquête initiée dans les deux premiers volets de ce post (1 et 2).

 

Les sources de la légende d'Hiram

 

Tenter de retrouver les origines de la légende d’Hiram est un exercice plus difficile qu’il n’y paraît, si l’on veut rester rigoureux - on a beaucoup divagué à ce sujet...

On peut naturellement assigner à cette légende des sources mythologiques diverses et trouver, en cherchant un peu dans l’histoire des peuplades anciennes et des religions antiques, égyptienne, gréco-romaine, voire celtique, nombre de récits sacrés et de mythes pouvant constituer autant de modèles. Les auteurs qui se sont penchés sur cette question n’y ont du reste pas manqué. Nous ne reviendrons pas, pour notre part, sur ces antécédents lointains, qui ne peuvent tout au plus être évoqués que comme autant d’archétypes, de figures universelles, du héros ou du « dieu qui meurt » (Frazer). Ces références peuvent en effet sembler séduisantes, cependant elles ne sont certainement pas pertinentes.

L’erreur que commettent généralement, pour des raisons diverses, ceux qui mettent en avant ces sources prétendues, est de croire, ou de feindre de croire, que cette légende vient du fond des âges, comme l’héritière naturelle des mythes les plus reculés, dont elle serait l’un des ultimes rejetons. Nous avons vu, et nous aurons encore l’occasion de le montrer plus loin, qu’il n’en est rien. Le caractère factice de la légende d’Hiram, sa création moderne, probablement dans les premières années du XVIIIe siècle, ne peut plus faire le moindre doute.

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Le problème de ses origines est donc posé de manière bien différente.

Pour le résoudre, il ne faut surtout pas méconnaître le climat intellectuel et spirituel dans lequel évoluaient, et les sources historiques et traditionnelles dont disposaient, ceux qui, à cette époque, étaient en mesure de forger cette légende. Or ces milieux, s’ils ne nous sont pas explicitement connus, sont pourtant assez clairement identifiables. Autour de Désaguliers et d’Anderson, c’est un monde – nouveau dans le Métier – de lettrés et de « savants Docteurs », pétris de Bible et d’humanités classiques, mais également soucieux de se rattacher aux anciennes traditions du Métier. N’oublions pas qu’Anderson se donne un mal considérable pour montrer, contre toute évidence, que la Grande Loge de 1717, création profondément originale, sans aucun précédent dans le pays, n’était que le réveil « revival », d’une mythique et ancestrale Grande Loge à laquelle tout le monde aurait voulu croire.

 

Les antécédents immédiats de la légende : le Ms Graham (1726)

 

Les diverses hypothèses proposées, on le voit, pour tenter de retrouver les sources de la légende d’Hiram, se heurtent le plus souvent à de considérables difficultés. Outre qu’elles empruntent à des thèmes mythiques ou légendaires généralement sans rapport réel et manifeste avec le Métier, elles ne contiennent d’ordinaire qu’un des éléments de cette légende, pour l’essentiel, le meurtre du bâtisseur. On pourrait du reste, en examinant l’histoire générale de l’Angleterre depuis le XVIIe siècle, trouver d’autres meurtres injustes, et divers auteurs n’ont pas manqué d’échafauder ainsi les théories les plus diverses, et souvent les plus fantaisistes.

Un document tranche nettement, cependant, sur toutes ces sources alléguées et approximatives. Il s’agit d’un manuscrit daté du 24 octobre 1726, le Ms Graham, longtemps méconnu, et qui fut présenté et étudié pour la première fois par le célèbre chercheur anglais H. Poole, en 1937. L’apport de ce texte à la recherche des sources de la légende d’Hiram apparaît capital.

Le document se présente d’abord comme un catéchisme, en beaucoup de points comparable à ceux

connus pour les années 1724-1725. Certaines des questions et des réponses qui y figurent se retrouvent en effet, presque textuellement, dans quelques-uns de ces textes, notamment dans un manuscrit de 1724, TheWhole Institution of Masonry, et un document imprimé de 1725, The Whole Institutions of Free-MasonsOpened. Ces similitudes sont importantes à souligner, car elles établissent que le Ms Graham n’est nullement un texte isolé et atypique, mais qu’il s’insère incontestablement dans un courant d’instructions maçonniques

reconnues et diffusées en Angleterre à cette époque. On doit enfin particulièrement noter la tonalité chrétienne fortement affirmée des explications symboliques qui y sont proposées.

À la fin du catéchisme proprement dit, on nous apprend que « par tradition et aussi par référence à l’Écriture », « Sem Cham et Japhet eurent à se rendre sur la tombe de leur père Noé pour essayer d’y découvrir quelque chose à son sujet qui les guiderait vers le puissant secret que détenait ce fameux prédicateur. »

 

Manuscrit-Graham-1726.jpg

Ms Graham

 

Suivent alors trois récits distincts, trois légendes qu’il convient d’examiner en détail.

 

Première légende :

« Ces trois hommes étaient déjà convenus que s’ils ne découvraient pas le véritable secret lui-même, la première chose qu’ils découvriraient leur tiendrait lieu de secret. Ils ne doutaient pas, mais croyaient très fermement que Dieu pouvait et voudrait révéler sa volonté, par la grâce de leur foi, de leur prière et de leur soumission ; de sorte que ce qu’ils découvriraient se révélerait aussi utile pour eux que s’ils avaient reçu le secret dès le commencement, de Dieu en personne, à la source même.

Ils parvinrent à la tombe et ne trouvèrent rien, sauf le cadavre presque entièrement corrompu. Ils saisirent un doigt qui se détacha, et ainsi de jointure en jointure, jusqu’au poignet et au coude. Alors, ils relevèrent le corps et le soutinrent en se plaçant avec lui pied contre pied, genou contre genou, poitrine contre poitrine, joue contre joue et main dans le dos, et s’écrièrent : « Aide-nous, 0 Père ». Comme s’ils avaient dit : « 0 Père du ciel aide-nous maintenant, car notre père terrestre ne le peut pas. »

Ils reposèrent ensuite le cadavre, ne sachant qu’en faire. L’un d’eux dit alors : « II y a de la moelle dans cet os » [Marrow in this bone] ; le second dit : « Mais c’est un os sec »; et le troisième dit : « il pue ».

Ils s’accordèrent alors pour donner à cela un nom qui est encore connu de la Franc-Maçonnerie de nos jours. »

 

Seconde légende : (Elle est exposée sans lien apparent avec la précédente.)

« Pendant le règne du roi Alboin naquit Betsaléel, qui fut appelé ainsi par Dieu avant même d’être conçu. Et ce saint connut par inspiration que les titres secrets et les attributs essentiels de Dieu étaient protecteurs, et il édifia en s’appuyant dessus, de sorte qu’aucun esprit malin et destructeur n’osa s’essayer à renverser l’œuvre de ses mains.

Aussi ses ouvrages devinrent si fameux, que les deux plus jeunes frères du roi Alboin, déjà nommé, voulurent être instruits par lui de sa noble manière de bâtir. Il accepta à la condition qu’ils ne la révèlent pas sans que quelqu’un soit avec eux pour composer une triple voix. Ainsi ils en firent le serment et il leur enseigna les parties théorique et pratique de la maçonnerie ; et ils travaillèrent. […]

Cependant Betsaléel, sentant venir la mort, désira qu’on l’enterre dans la vallée de Josaphat et que fut gravée une épitaphe selon son mérite. Cela fut accompli par ces deux princes, et il fut inscrit ce qui suit : « Ci-gît la fleur de la maçonnerie, supérieure à beaucoup d’autres, compagnon d’un roi, et frère de deux princes. Ci-gît le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés. »

 

Troisième légende: (Sans nulle transition, là encore, un dernier récit est proposé au lecteur.)

« Voici tout ce qui se rapporte au règne du roi Salomon, [fils de David], qui commença à édifier la Maison du Seigneur : […] nous lisons au Premier Livre des Rois, chapitre VII, verset 13, que Salomon envoya chercher Hiram à Tyr. C’était le fils d’une veuve de la tribu de Nephtali et son père était un Tyrien qui travaillait le bronze. Hiram était rempli de sagesse et d’habileté pour réaliser toutes sortes d’ouvrages en bronze. Il se rendit auprès du roi Salomon et lui consacra tout son travail. […] Ainsi par le présent passage de l’Écriture on doit reconnaître que ce fils d’une veuve, nommé Hiram, avait reçu une inspiration divine, ainsi que le sage roi Salomon ou encore le saint Betsaléel. Or, il est rapporté par la Tradition que lors de cette construction, il y aurait eu querelle entre les manoeuvres et les maçons au sujet des salaires. Et pour apaiser tout le monde et obtenir un accord, le sage roi aurait

dit : « que chacun de vous soit satisfait, car vous serez tous rétribués de la même manière. » Mais il donna aux maçons un signe que les manoeuvres ne connaissaient pas. Et celui qui pouvait faire ce signe à l’endroit où étaient remis les salaires, était payé comme les maçons ; les manoeuvres ne le connaissant pas, étaient payés comme auparavant.

[…] Ainsi le travail se poursuivit et progressa et il ne pouvait guère se mal dérouler, puisqu’ils travaillaient pour un si bon maître, et avaient l’homme le plus sage comme surveillant. […] Pour avoir la preuve de cela. Lisez les 6è et 7è [chapitres] du premier Livre des Rois, vous y trouverez les merveilleux travaux d’Hiram lors de la construction de la Maison du Seigneur. Quand tout fut terminé, les secrets de la maçonnerie furent mis en bon ordre, comme ils le sont maintenant et le seront jusqu’à la fin du monde […]»

 

On mesure sans peine l’importance et l’intérêt majeur des trois récits. Soulignons-en simplement les points essentiels.

Le premier récit du Ms Graham est aussi le premier texte de l’histoire maçonnique qui décrive un rite de relèvement d’un cadavre associé aux Cinq Points du Compagnonnage, attestés pour leur part, dès 1696 dans les textes écossais. Le but est de tenter de retrouver un secret – dont on ne sait du reste à quoi il tient – qui a été perdu par la mort de son détenteur. On y associe un jeu de mots probable avec « Marrow in the Bone », évoquant assez clairement une expression en M.B. Il est évident que cela est lié « au nom qui est encore connu de la Franc-Maçonnerie de nos jours », lequel apparaît bien comme un secret de substitution. La particularité la plus remarquable est qu’on ne voit ici aucun lien avec l’art de la Maçonnerie, et surtout que le personnage central n’est pas Hiram, mais Noé…

Le second récit nous dépeint la personnalité de Betsaléel, possesseur de secrets merveilleux liés au Métier, qui seront communiqués seulement à deux princes. Le point important nous semble ici l’épitaphe, évoquant « le cœur qui sut garder tous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés. ». Ce thème, notons-le, est absent de la première légende.

Enfin le troisième récit met en scène Hiram, « surveillant le plus sage de la terre », et qui contrôlait probablement la transmission aux bons ouvriers du « signe » qui donnait droit à la paye des « maçons ». Notons surtout qu’ici les secrets sont et demeurent bien gardés, qu’Hiram achève le Temple, et qu’il ne meurt pas de mort violente…

La simple lecture de ces trois récits impose une constatation immédiate : leur superposition nous donne presque intégralement, en substance la légende d’Hiram telle que la rapporte pour la première fois Prichard en 1730. L’innovation majeure est qu’Hiram – dont le rôle, honorable mais modeste, dans le Ms Graham, est conforme au peu qu’on dit de lui dans tous les Anciens Devoirs –, y est alors substitué à Noé dans le rite du relèvement. C’est Hiram, en outre, et non plus Betsaléel, à qui désormais appartiennent « le cœur qui sut gardertous les secrets, la langue qui ne les a jamais révélés ». Mais la troisième légende du Ms Graham n’indiquait-elle pas qu’Hiram avait reçu une inspiration divine comme « le saint Betsaléel »?

Retenons pour l’instant que le caractère essentiellement composite du personnage d’Hiram Abif de la légende du troisième grade de Prichard, déjà évoqué pour diverses raisons, nous l’avons vu, apparaît ici sans équivoque. La légende d’Hiram, à quelque source d’inspiration plus ou moins antique qu’on puisse ou veuille la rattacher est, sans plus aucun doute possible, une synthèse tardive de plusieurs récits légendaires dont l’ancienneté ne nous est du reste pas connue. La légende des trois fils de Noé, compte tenu du rôle que joue ce personnage dans l’histoire traditionnelle du Métier des Anciens Devoirs, de même que la version de la vie d’Hiram rapportée dans le Ms Graham, sont tellement conformes aux plus vieux textes de la tradition maçonnique anglaise, qu’on peut fortement suggérer, sans naturellement pouvoir l’affirmer, qu’elles faisaient sans doute partie d’un légendaire assez ancien, propre au Métier.

Quoi qu’il en soit, il est établi qu’en 1726 – année où, pour la première fois dans les annales de la Franc- Maçonnerie, nous avons la preuve documentaire de réceptions à un troisième grade à Londres – un texte maçonnique nous montre donc que cette synthèse, si elle avait déjà été effectuée, n’était même pas encore connue de tous. C’est là, il faut le souligner, un acquis majeur de la recherche.

J’interromps ici l’analyse des sources de cette légende, en sachant que nombre d’autres points pourraient être soulevés, et que plusieurs questions annexes demeurent sans réponse. J’ai simplement voulu saisir l’exemple de cette légende majeure de la tradition maçonnique pour suggérer de quelle manière la maçonnerie avait pu s’en doter, et montrer surtout quelle complexité se trouve enfouie sous l’apparente simplicité du récit que la maçonnerie transmet depuis environ 280 ans. (à suivre)


Dans la presse de ce mois…

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La dernière livraison de Franc-Maçonnerie Magazine fait une large place à la Conférence internationale qui doit se tenir à Paris, la semaine prochaine et, à cette occasion, publie un entretien au cours duquel j’ai évoqué les relations entre la recherche maçonnique et les cercles universitaires, en France et dans le monde anglo-saxon.

 

« La franc-maçonnerie à l'université. Est-ce bien sérieux ? »  

 

Les 29 et 30 mai la Bibliothèque Nationale de France accueillera un évènement sans précédent en réunissant pour la première fois les plus grands noms de la recherche scientifique à travers le monde sur le thème de la franc-maçonnerie et plus généralement des sociétés fraternelles. Orchestré par la revue universitaire américaine on-line Ritual, Secrecy and Civil Society, dirigée par Paul Rich de la George Mason University, le colloque mettra en avant les travaux pionniers conduits par les « Friendly societies » dans les mondes britannique et américain, mais aussi les compagnonnages en France ou en Allemagne, ou encore certaines organisations ouvrières, utilisant rituels et « secrets symboliques ». L’historien et chercheur Roger Dachez, intervenant des deux journées revient sur les enjeux majeurs d’un colloque qui se veut aussi l’occasion de montrer que la franc-maçonnerie constitue à part entière un sujet de recherche. Une évidence au sein des milieux universitaires américains et Anglo-saxons encore peu partagée par leurs homologues français pour qui la franc-maçonnerie reste considérée comme un sujet sulfureux et polémique. 

Propos recueillis par Hélène Cuny

….la suite à lire dans le n°40 :

 

 

 

L’Express consacre sa une, un peu « accrocheuse » à Manuel Valls et à son parcours maçonnique.

 

 

François Koch m’a également interrogé sur les rapports actuels entre la franc-maçonnerie et la sphère politique - sous l'angle historique, le seul qui me concerne !  Je vous livre ici le texte de cette interview :

 

F.K. : Après les années 1960, à quels moments les frères ont-ils eu encore un vrai pouvoir sur le gouvernement ?

R.D. : Après guerre, les francs-maçons ont joué un rôle politique majeur à deux reprises. La première fois, après mai 1968, lorsque le Grand Orient de France (GODF) a une expression très engagée à la gauche de la gauche avec les grands maîtres Jacques Mitterrand (1), apparenté communiste, et Fred Zeller, ancien secrétaire de Trotsky. La seconde fois, après mai 1981, où les grands maîtres du GODF Paul Gourdot et Roger Leray interpellent le  gouvernement d'union de la gauche pour qu'il mette en œuvre les réformes promises. François Mitterrand et son cabinet étaient agacés par les interventions politiques incessantes des dignitaires francs-maçons. En 1984, ils demandent l'application du programme socialiste sur le service public unifié de l’Éducation nationale, sujet qui tient particulièrement à cœur aux frères. C'est pour les maçons un échec terrible puisque le gouvernement a reculé après la manifestation monstre dite « pour l'école libre », rassemblant toute la droite. Depuis, les francs-maçons ne s?expriment plus de manière bruyante et consensuelle.
 

F.K. : Y a-t-il un lien entre cette perte d'influence continue depuis quarante ans et la croissance des effectifs de 38 000 en 1970 à 177 000 aujourd'hui ?

R.D. :  Les deux phénomènes se produisent en tout cas parallèlement. C'est la période au début de laquelle entrent en maçonnerie ceux qui ont « fait Mai 68 » et constatent que le gouvernement de gauche ne change pas le monde. Ces déçus de l'action politique classique, souvent venant de la gauche, cherchent en maçonnerie une troisième voie, pas seulement pour faire avancer des idées : ils veulent aussi vivre une recherche symbolique et une vie fraternelle.

 

F.K. : Quelle est la situation aujourd'hui ?

R.D. : Les pouvoirs publics consultent les obédiences sur la bioéthique ou la fin de vie. Mais la franc-maçonnerie n'est plus une force para-politique, elle tente juste de palier le passage à vide des partis. Alors que les Français ne croient plus beaucoup à l'action politique, le GODF cherche à revenir dans le jeu non pas pour faire de la politique à l'ancienne mais pour délivrer un message que les partis ne portent plus, pour montrer un projet, un espoir, une voie, défendre des valeurs. La franc-maçonnerie sait que son influence ne se mesure plus au nombre de parlementaires ou de ministres initiés, d'autant plus qu'ils ne sont plus la voix et l'instrument du projet des obédiences, comme au début du XXe Siècle. Par exemple, Daniel Keller, le grand maître du GODF, parle de l'avenir de l'Europe, des enjeux écologiques, des sujets nouveaux pour les francs-maçons. Mais la franc-maçonnerie est plurielle : les obédiences dites sociétales, principalement le GODF, sont désormais minoritaires.
 

(1)     Sans aucun lien avec François Mitterrand.

 

 

Vient de paraitre !

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Voici le dernier ouvrage, à cheval sur l'histoire et l'actualité, que j'ai consacré à un problème qui nous occupe tous et toutes depuis au moins deux ans...

 

 

 

Je vous livre ici l'Avant-propos du livre :

 

« Il faut vivre comme on pense, sans quoi l'on finira par penser comme on a vécu. » (Paul Bourget, Le Démon de midi)

 

Avant-propos

Ce petit livre est né d’un vif agacement : celui que j’ai éprouvé, au cours des deux dernières années, face aux postures artificielles et aux faux semblants qui ont émaillé le paysage maçonnique français (PMF), suite à ce qu’il sera convenu de nommer, dans les futurs ouvrages d’histoire, « l’Appel de Bâle » (juin 2012).

Ici ou là, pour s’y rallier comme pour le dénoncer, pour le défendre comme pour le pourfendre, les uns et les autres ont adopté des positionnements tactiques parfois difficiles à déchiffrer autant qu’à tenir, délivré des discours d’une ambigüité confondante ou fait appel, pour soutenir leur cause, à des « experts » maniant le double langage ou travestissant les faits, davantage en vertu de stratégies personnelles que pour éclairer honnêtement l’opinion maçonnique.

Il en est résulté un désordre navrant qui n’a pas grandi l’image de la franc-maçonnerie française. Même si l’on oublie les insultes et les invectives d’une violence incroyable qui ont fleuri sur les forums et dans les blogs – mais qui en disent quand même long sur ce que la franc-maçonnerie représente pour leurs auteurs !  –, ce regrettable épisode n’a fait que traduire, une fois de plus, la troublante incohérence du paysage maçonnique français : je ne parle pas ici de sa diversité, qui est une donnée incontournable et définitive de son histoire, mais de ce qui est supposé lui donner malgré tout une identité commune.

Le marqueur « régularité » a concentré sur lui des débats et mis au jour des fractures qui vont bien au-delà du naufrage annoncé [1] d’un dossier mal ficelé depuis le début. L’Appel de Bâle a été le révélateur d’une vision et d’une pratique de la maçonnerie qui prévalent en France depuis bien plus d’un siècle et condamnent cette dernière à vivre régulièrement les soubresauts de querelles assez ridicules, dans la mesure où elles reposent le plus souvent sur une inquiétante méconnaissance des fondamentaux de la tradition maçonnique, des aléas de l’histoire de la franc-maçonnerie et, plus encore, sur une ignorance profonde de ce qu’elle est réellement à travers le monde, pour l’immense majorité des francs-maçons qui peuplent la planète.

Cet improbable vaudeville en quoi consiste la chronique de la maçonnerie française depuis quelques décennies, fait de déclarations martiales et de claquements de portes, où des dignitaires peu ou mal  inspirés – et surtout très mal informés – perdent d’innombrables occasions de se taire, traduit en fait un problème plus essentiel – et donc plus grave, mais aussi plus intéressant…

Ce qui a été mis en jeu une fois de plus, à travers la tragi-comédie des derniers mois – dont le seul aboutissement tangible et d’avoir rendu encore plus compliqué le PMF et attisé de nombreuses rancœurs qui mettront du temps à se résorber –, c’est sans doute le caractère très atypique du modèle maçonnique français, dans le concert maçonnique mondial – ce qui, en soi, n’est pas nécessairement un problème – mais c’est surtout la nature très « hexagonale » d’une maçonnerie qui, « régulière » ou non, a fortement tendance à absolutiser ses choix, à réduire à son identité propre et particulière l’institution maçonnique dans son ensemble et même, comble de tout, à l’ériger en norme universelle !

C’est au confluent de cette actualité qu’il faut dépasser, de ces contradictions qu’il faut tenter de démêler, et de cet aveuglement auquel il faut s’efforcer de porter remède, que j’ai souhaité présenter le bref essai que voici.

Je l’ai voulu sincère et sans arrière-pensée – nul ne peut me reprocher d’avoir jamais dit le contraire de ce que je pensais, ni fait le contraire de ce que j’avais dit. Je me suis également imposé d’en désigner les sources et d’en préciser les références, mais je ne prétends à aucune infaillibilité et je le propose comme une contribution honnête, mais naturellement susceptible de critiques, à un débat difficile.

Mon but, toutefois, n’est pas de tromper mes lecteurs, ni de leur dorer la pilule par veulerie ou par calcul, ni de les entraîner dans des impasses. Mes choix maçonniques sont connus et n’interfèrent pas ici car je n’y défends aucun camp : il serait temps que la distance par rapport au sujet que l’on traite, comme il sied dans le milieu académique où jadis la franc-maçonnerie recruta tant de ses adeptes, devienne aussi la norme du débat dans le monde maçonnique français.

Je m’efforce, quant à moi, en écho à Paul Bourget que j’ai cité plus haut et que je paraphrase ici légèrement, et en contrepoint à l’exemple de trop fameux « historiens incontournables », de vivre dans ma vérité, fût-elle discutable, plutôt que dans le mensonge dissimulé – et  toujours méprisable.  

 



[1] Notamment par M. Barat, A. Bauer et moi-même dès le mois de septembre 2013 dans Les promesses de l’aube, et le même mois sur mon blog  dont j’extrais le passage suivant : « On utilise des mots dont on ignore le sens, on invoque des Basic Principles dont on méconnait la nature et, par-dessus tout, on parle de régularité sans mesurer ce qu'elle signifie ni surtout ce qu'elle implique. Comment s’étonner, après cela, que la pagaille et la cacophonie s'installent, sur fond d'aigreurs et de postures belliqueuses ? »...

(http://pierresvivantes.hautetfort.com/archive/2013/08/28/temp-52c8b50124dfeda9e03e76f0852ec258-5150625.html)

 

 

En revenant de la BnF!

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Vendredi et samedi s’est donc déroulée à Paris, dans le cadre flatteur de la Bibliothèque nationale de France (site François Mitterrand), la Conférence Mondiale consacrée à l’histoire de la franc-maçonnerie et aux sujets associés (World Conference on Fraternalism, Freemasonry & History :Research in Ritual, Secrecy, and Civil Society).

Ces deux jours avaient été précédés d’une session spéciale de travail sur les manuscrits Francken dont quatre exemplaires ont été présentés par le Musée de la franc-maçonnerie, rue Cadet à Paris.

Ces journées ont été denses et il faut ici remercier les organisateurs américains, et en premier lieu Paul Rich, d’avoir créé cet évènement à Paris. De nombreux chercheurs et personnes intéressées par la recherche en maçonnologie se sont rencontrés, ont pu échanger et écouter des conférences ou prendre part à des ateliers. Les érudits maçonniques français étaient à peu près tous présents, aucun nom important en ce domaine ne faisait défaut.

Je retiens pour ma  part quelques moments forts.

Dès l’ouverture, vendredi matin, le grande conférence de John Cooper, Passé Grand Maître de Californie, sur la « Régularité », a permis non seulement de confirmer la tradition iconoclaste des francs-maçons de la côte Est des USA, mais encore de mesurer la complexité d’un sujet que les Français comprennent souvent si mal.

Samedi matin, la session spéciale des Quatuor Coronati de Londres, loge-mère de la recherche maçonnique dans le monde, en présence notamment de Brent Morris et de Yasha Beresiner, mais aussi de mes amis de longue date, John Acaster, John Belton et John Wade, des érudits respectés outre-Manche que j’ai eu plaisir à écouter et avec qui j’ai pu avoir divers échanges intéressants. Le grand bonheur de ces événements tient justement dans ces rencontres toujours enrichissantes !

Le samedi, toujours, la grande conférence en deux parties – dont je n’ai pu suivre que la seconde – sur l’histoire du compagnonnage, par Jean-Michel Mathonière, qui s’impose comme le spécialiste le plus compétent, le plus érudit, toujours si agréable à écouter, sur un sujet passionnant mais dont l’historiographie est peuplée, elle aussi, de mythes coriaces auxquels le travail patient et rigoureux de Jean-Michel assène quelques rudes coups…

Samedi après-midi, en compagnie de Pierre Mollier, Louis Trébuchet et Jacques Simon, j’ai participé à une table-ronde consacrée à la « Maçonnerie écossaise en France au XVIIIème siècle » qui nous a permis, devant une centaine de personnes, dont de nombreux anglo-saxons (il y avait une traduction simultanée dans les deux sens, ce qui était une excellente initiative), de faire le point sur les découvertes opérées en ce domaine au cours des années récentes et d’établir aussi la liste des questions que demeurent encore partiellement ou totalement sans réponse certaine. 

Enfin, dès le samedi matin, circonstance particulière et émouvante, un prix spécial, le Kilwinning Award,  m’a été remis au titre du travail accompli en plus de quarante ans par Renaissance Traditionnelle. Je n’ai pu qu’y associer immédiatement mon vieil ami et compagnon sur la route caillouteuse de la recherche, Pierre Mollier, depuis plus de vingt ans véritable cheville ouvrière de cette revue déjà connue au-delà de la France mais qui recevait ainsi une consécration internationale.

 

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Juste le temps pour moi de dire quelques mots lors de la remise du prix....

(Vers la gauche, le Pr Margaret Jacobs et plus à droite Jean-Michel Mathonière).

 Cliquer sur l'image pour l'agrandir

 

Enfin samedi midi, en compagnie d’Alain Bauer, nous avons remis, en tant que co-fondateurs de l’Ordre Maçonnique de La Fayette en 2003, les insignes de Grand-Croix de cet ordre à Margaret Jacobs, universitaire américaine de grand renom dans le domaine de l’histoire maçonnique européenne au XVIIIème siècle, et à Paul Rich, président et organisateur de la Conférence mondiale.

Rendez-vous est d’ores et déjà pris à Paris pour la prochaine Conférence mondiale, en 2017, à l’occasion du  3ème centenaire de la création de la Grande Loge de Londres !...

 

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Le Diplôme !

Cliquer sur l'image pour l'agrandir

 

P.S.  A ma grande surprise, l’organisation de la Conférence avait prévu de distribuer aux VIP de cette manifestation l’adaptation américaine d’une petit ouvrage écrit par Alain Bauer et moi-même l’an passé, et récemment publié en anglais sous le titre Freemasonry : A French view. Une présentation à la fois objective et critique de la culture maçonnique française dans toute sa complexité, à l’intention des francs-maçons anglophones…

 

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Hiram et ses Frères (4)

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Voici le dernier volet dont les épisodes précédents sont consultables ici: 1, 2, 3

 

Une transition majeure ?

Je voudrais pour finir, proposer quelques remarques plus générales.

Lorsqu’en 1691, un pasteur écossais, Robert Kirk définit la maçonnerie, il écrit simplement :

« C’est une sorte de tradition rabbinique en forme de commentaire sur Jackin et Boaz, le nom des colonnes du temple de Salomon ».

La Maçonnerie est alors simple – ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas riche – et semble structurée par les deux colonnes du Temple de Salomon. C’est une Maçonnerie sans légende opératoire si l’on me permet cette expression. En ce sens le grade de Maître hiramique a bien introduit une innovation au moins aussi considérable que la formation d’une Grande Loge dès 1717, mais surtout entre 1719 et 1723. On pourrait du reste porter les deux initiatives au crédit des mêmes personnages, entendez des mêmes « savants docteurs » si violemment dénoncés par Briscoe dès 1724.

Quand on se livre, comme j’ai tenté de le faire ici, à une sorte d’archéologie de la légende d’Hiram, on peut entrevoir sans difficulté qu’elle a été savamment élaborée pour orner une maçonnerie d’un genre nouveau, plus subtil, plus sophistiqué, comme l’on voudra, peut-être aussi plus aristocratique et plus choisi, plus substantiel pour des esprits élevés. Apportant dans les rituels le même raffinement littéraire, biblique et légendaire pour tout dire, qu’avait apporté Anderson lui-même dans la réécriture complète de l’Histoire duMétier à laquelle il s’était livré, pour le compte de la Première Grande Loge, à peine quelques années plus tôt – ou peut-être, précisément, à la même époque et dans un même mouvement.

Je veux suggérer ici que si l’histoire de la légende d’Hiram n’est pas exactement superposable à l’histoire du grade de Maître, qui la comprend sans s’y inscrire entièrement, cette légende constitue certainement dans l’histoire de la première Maçonnerie spéculative, une transition majeure. À la différence des légendes du Métier, plus ou moins modifiées, d’âge en d’âge, au gré des transmissions, des mémoires plus ou moins fidèles et de l’imagination collective, sans perspective ni plan concerté, toutes choses dont elle a pu s’inspirer nous l’avons vu, la légende d’Hiram traduit en revanche une volonté, et c’est un fait radicalement nouveau. Elle résulte d’une démarche consciente et calculée visant à l’élaboration de contenus renouvelés, au service d’une vision différente de l’institution maçonnique. Elle avait pour objet, en structurant un autre grade, de créer au moins autant une aristocratie maçonnique que de favoriser une maçonnerie aristocratique. Cette légende, qui trahit irrésistiblement un travail d’érudit, fut très probablement, dans son principe même, un instrument politique dans la jeune Grande Loge de Londres.

Toutefois l’histoire, comme bien souvent, en vint à transcender ses acteurs qui s’en croient trop volontiers les auteurs. La légende d’Hiram, sa mission accomplie, le nouveau grade de Maître mis en œuvre et imposé peu à peu, se mit à vivre de sa vie propre, incontrôlable et imprévisible. Elle créait un concept nouveau, promis à un destin fabuleux, et qui devait se décliner à l’infini dans les hauts grades dont elle fut le modèle fondateur. N’est-il pas clair que les plus anciens de ces hauts grades reposent sur des gloses, parfois laborieuses et pénibles, sur les à-côtés, les antécédents ou les conséquences de la mort d’Hiram?

On s’est du reste interrogé sur ce qui serait advenu si la légende ne s’était pas conclue, telle que Prichard la rapporte, par un mot perdu, un mot substitué et un architecte tragiquement disparu. On voit en effet sans difficulté la faille de ce schéma : il faudra bien retrouver le mot perdu et remplacer l’architecte, voici de quoi écrire cinq ou six autres légendes et autant de nouveaux grades. Si la maçonnerie se lança aussitôt, et pour plusieurs décennies, dans une prodigieuse et parfois folle entreprise créatrice de grades à la recherche de la Parole perdue, n’est-ce pas simplement parce que les auteurs de la légende fondatrice l’ont construite comme un récit ouvert et inachevé ? Maladresse ou génie ? Nul ne peut répondre.

 

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Nous sommes Emmanuel

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Après une interruption technique de quelques jours sur ce post, j'invite mes lecteurs à suivre ce lien 

 

 

Je m'y associe sans réserve...

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